VILLERS-SEMEUSE
Jules Leroux, le paysan-instituteur
par Camille LECRIQUE
(extrait)
Léon Chatry, instituteur, nous montre les débuts d’un enseignant […] à Gespunsart, un bourg ouvrier en pleine Ardenne forestière. […]
Ce portrait qu’a fait de lui-même, de l’Ardenne et de ses habitants Jules Leroux, les Ardennais ne peuvent encore aujourd’hui qu’en saluer la ressemblance. Il n’est pas seulement fait par un maître écrivain, mais par un des leurs. L’Ardenne, pays secret où la sensibilité profonde se cache sous un visage froid ou bougon, pays de poésie, de beauté et de cordialité pudiques qui ne se livrent que lentement, il vaut mieux être un de ses enfants pour l’appréhender de l’intérieur et pouvoir l’exprimer. […]
Je me rappelle une journée qui fut tout entière consacrée par une foule d’amis à accomplir un pèlerinage sur les lieux où Jules Leroux avait vécu sa première année comme instituteur et où il avait puisé dans sa propre vie et dans tout ce qui l’entourait, de quoi pétrir les personnages si vigoureux de Léon Chatry, instituteur. C’était donc à Gespunsart – qu’il nomme Bourimont dans ce livre comme il nomme Flizy son village natal de Villers-Semeuse – que nous mîmes nos pas dans les siens depuis longtemps effacés (1899-1901, voilà l’année scolaire qu’il passa parmi ses chers élèves fils de douaniers et de cloutiers). Nos yeux croyaient voir comme ses yeux les avaient vues les rues du village « aussi malpropres que celles de tout village ardennais », la place avec sa fontaine, devant l’église au clocher bulbeux, sous « une lumière vaporisée qui tombait du soleil pâle », l’ancien poste des douaniers tout délabré, et tout près la maison d’école où se perpétue le souvenir de Léon Chatry-Jules Leroux. […]
Son village natal, Villers-Semeuse, est aujourd’hui un bourg plus ouvrier que paysan, aux portes de Mézières et de Charleville. […]
J’essaie, après avoir regardé quelques photos, d’imaginer Jules Leroux. Je vois sa stature d’athlète, ses membres robustes et sa poitrine large qui faisait de lui à Villers-Semeuse « un des hommes les plus forts du village, pouvant monter vingt fois deux étages avec sur l’épaule un sac de cent kilos ». Je vois son visage de 1913, celui du professeur à l’école normale de Douai, visage calme et réfléchi d’un « taiseux », avec des yeux noirs très vifs, scrutateurs, dans lesquels une lueur comme celles qui brillent sur des baies de myrtilles exprimait, sans qu’il eût à parler, bonté, gaieté ou moquerie légère. […] Le grand front semblait rayonner d’intelligence. La coquetterie de l’écrivain se reconnaissait à la chevelure noire sobrement coupée, partagée par une impeccable raie de côté, au costume élégant sans excès et à une splendide lavallière sombre gonflée devant un col blanc rigide. Un aspect général de fierté, sans orgueil. La coquetterie n’émanait que du simple plaisir d’avoir un style personnel, car Jules Leroux, sans être un saint, avait renoncé à chercher une épouse, refusant même une fiancée que lui proposait un jour M. Richer, son ancien maître à l’école de Villers-Semeuse. Il avait choisi le célibat, une solitude quasi monacale, par incapacité disait-il « d’assurer le bonheur d’une femme » et pour s’occuper uniquement de son œuvre.
[…]
Extrait de l’ouvrage : Balade dans les Ardennes, sur les pas des écrivains (c) Alexandrines, 2004.