SAISSEVAL
Pierre Garnier à Saisseval
« Ah ben oui, je suis vraiment picard ! »
par Françoise Racine
(extrait)
Saisseval s’étage à flanc de vallon. Là-haut, après une suite de virages bien enroulés et qui grimpent ferme, c’est Saissemont, et de l’autre côté, le plateau picard qui s’ouvre sur la vallée de la Somme : on dégringole sur Picquigny. C’est le territoire quotidien de Pierre qui, depuis des années, arpente ici routes et chemins. Tous alentour connaissent sa haute silhouette accompagnée d’un chien. Avec chacun, il a bavardé – du temps qu’il fait, de la haie qu’on taille, du vieux cheval qui s’ennuie, de la récolte de pommes de terre… Au creux du village, Pierre et Ilse sa femme habitent depuis bientôt trente ans l’ancien presbytère, construit sous Bonaparte. Belle bâtisse en pierre blanche du pays, au toit d’ardoise, elle fut l’œuvre réussie d’un paysan-maçon et s’inscrit sur un fond de grands arbres sombres qui la dominent.
Ninette vous accueille, petite chienne ronde et gracieuse qui vous salue aimablement et attend des caresses. Pierre est dans son bureau qu’il partage avec une colonie d’oiseaux exotiques. Au fil du temps, j’ai vu se rétrécir progressivement l’espace de Pierre au bénéfice de celui des volatiles ; graines, plumes et brindilles gagnaient du terrain, volaient sur les piles de papiers, crissaient sous les semelles mais aujourd’hui une très grande cage en remplace plusieurs, petites et moyennes, et réunit tout ce peuple coloré, agité et jacasseur. Pierre les nomme, les présente, leur parle et, parfois, les rappelle au calme. Avec succès. La journée est balisée de rites : en fin de matinée, visiter les pigeons et les nourrir. A sept heures du soir, exactement, remplir la gamelle de la Ninette qui gagne la cuisine et fixe obstinément son assiette vide. Une heure plus tard, recevoir la visite de la famille hérisson qui sort dignement des broussailles – à la queue leu leu, parents devant, quatre petits derrière – traverse la cour en droite ligne, oblique vers la maison et attend son œuf de poule.
C’est ici l’univers de Pierre où la poésie est vécue en direct, au quotidien, les pieds dans l’herbe, les yeux grand ouverts et l’oreille attentive : poésie vivante. « Il n’y a pas de cloison entre l’oiseau et moi. J’ai écrit ces poèmes pour mon père le rossignol, mon frère le rouge-gorge, ma sœur l’alouette. » François d’Assise est là, avec nous dans le jardin, et Olivier Messiaen… Tout devient si simple, si clair ! Pierre vit en connivence avec l’arbre, le poisson, le papillon. Il souffre de leur souffrance. Il n’a plus son compte d’hirondelles, d’abeilles, de fleurs sauvages, de lièvres… Il nous le dit. Il écoute la musique du monde, le froissement des étoiles, le passage du vent, la montée des sèves. Il nous le dit. Il nous avertit que la terre est malade, que l’air est malade : « le vieil être va mourir, / il se demande ce qu’on va écrire sur sa tombe : “ A vécu la disparition des bouvreuils” ». Ses oreilles entendent tous les chants, toutes les plaintes, dans toutes les langues et en tous lieux. Et nous le comprenons car il nous dit l’évidence, avec les mots de tous les jours, des mots d’enfant. Le mot terre, le mot rivière, le mot arbre, le mot oiseau. Il dit l’amour et la tendresse, la vie et la mort, la nuit et la lumière. Nous nous reconnaissons dans l’enfant qui va à l’école et que tout étonne et qui rêve. Dans l’adulte qui veut façonner sa vie à l’image de la beauté du monde. Qui aime le bon pain, les bons livres. Qui goûte le travail bien fait. L’oncle jardinier qui parle aux plantes, l’oncle boulanger « qui sortait les pains du four comme s’il les avait enfantés », on voudrait les connaître. Et Pierre en parle si bien qu’ils nous deviennent familiers. Voilà ; le monde de Pierre, on a envie d’en être. Un monde d’équilibre et de justice où Jésus tient la main de Lénine. Un monde à défendre, à protéger : « Il me reste la tendresse de l’enfance et de l’adolescence. Ma poésie accomplit cette enfance et cette adolescence ».