SAINT-POL-SUR-TERNOISE
Edmond Edmont, le fin limier des dialectes
par Christian Defrance
(extrait)
Saint-Pol-sur-Ternoise, entre xixe et xxe siècles, deux femmes « d’ech fourbou » (le faubourg) se rencontrent rue des Carmes, à deux pas de la petite place, « edvisent un molé insanne ». Un homme à la finesse d’ouïe particulière, s’approche et saisit au vol cette conversation dans un patois des plus savoureux. « Il enregistre avec l’impartialité d’un enregistreur mécanique » et sourit en pensant aux mots, aux sons qu’il a naguère avalés, dégustés du côté de la Franche-Comté, du Béarn, de tous ces « pays » sillonnés à bicyclette. Notre homme s’éloigne, il a « la mémoire sûre » : ces phrases prises sur le vif alimenteront une bonne « chroniquette ».
Né le 8 janvier 1849 à Saint-Pol-sur-Ternoise, fils de petits commerçants, devenu à son tour épicier, Edmond Edmont a été « l’enquêteur dialectologue unique » de Jules Gilliéron, le « père » de la géographie linguistique moderne. De 1897 à 1901, le marchand polipolitain (l’habitant de Saint-Pol) a visité 639 communes de « la France romane et de ses colonies linguistiques limitrophes, choisissant dans chaque localité un sujet de bonne volonté auquel il fait traduire dans le parler rural un questionnaire composé de phrases très simples, et de mots isolés ». Toutes ses notes (des cahiers déposés à la Bibliothèque nationale) ont été livrées au maître, permettant de bâtir – de 1902 à 1923 – l’Atlas linguistique de la France avec quelque deux mille cartes. Un monument, érigé par la Société des parlers de France dans le cadre de l’Exposition universelle de 1900, que le monde des langues visite et revisite à l’envi. Notre épicier avait été mis en selle par le créateur de la Revue des Patois gallo-romans dès 1885, Gilliéron remarquant les belles facultés de notation phonétique dont faisait preuve Edmont. Aptitudes largement étalées lors de la construction du Lexique saint-polois. Un dictionnaire de 634 pages publié en 1897 qui, aujourd’hui encore, fait figure de « modèle du genre ». Tous les exégètes du picard, langue d’oïl dont le domaine couvre – totalement ou en partie – les actuels départements de la Somme, de l’Aisne, de l’Oise, du Nord, du Pas-de-Calais sans oublier le Hainaut belge, fouillent, dépouillent ce Lexique saint-polois. Souvent copié, jamais égalé. « N’ayant pas fait d’études spéciales en linguistique et en philologie comparée, je m’abstiendrai de toute recherche étymologique et tout rapprochement puisé dans les ouvrages publiés sur le patois » avertit notre épicier dans son « introduction ». Son seul diplôme est une maîtrise parfaite du parler de ses compatriotes, sa grand-mère lui ayant inculqué dès l’enfance les fondements de ce picard. En 1879, il a écrit une légende en vers patois, La fondation de l’église de Saint-Michel, puis il s’est penché sur les noms propres saint-polois ou « noms d’bartèque » ; un véritable régal, de Bebel-Chinchin à Tout-li-faut en passant par Gueule à z’œufs, où se mêlent histoire, ethnologie, dialectologie et « taquineries de gamins ». Il a offert, durant quatre décennies, à L’Abeille de la Ternoise, journal de Saint-Pol et de son arrondissement des « variétés philologiques », des portraits ternésiens. Alors Gilliéron était tombé sous le charme même si, en Franche-Comté ou en Béarn, Edmont « trouvait des groupements de sons tellement nouveaux ou étranges pour lui que son oreille en était affolée, des vocables tellement inconnus qu’il se demandait s’il avait bien entendu ». À Saint-Pol-sur-Ternoise, l’oreille de l’enquêteur n’était jamais surprise. Toujours tendue pour « capturer » le langage de Saint-Pol ville, celui des faubourgs « plus grossier » ou celui de la banlieue « sorte de mélopée qu’il est impossible de transcrire ». Ses tympans transmettaient à merveille les dires de l’ancien « cache-manée » (domestique du meunier) contant Agathon ch’jueux d’violon, ou ceux de cette femme dictant les sermons en patois de l’abbé Loy : « èch’ l’année-chi mes frères, ches cloques i n’s’useront point gramint à sonner ches batinmes (baptêmes), ch’est tout pouchins d’aé… (enfants naturels) ». Si Edmond Edmont fut élève titulaire de l’École pratique des Hautes-Études, recevant les palmes académiques à la Sorbonne en 1898, fréquentant les sommités du monde savant… il ne fut jamais aussi à l’aise qu’avec le peuple du Ternois. Hommes et femmes de cette région, autrefois stratégique entre Flandre et Artois, peuplant les chroniques livrées à L’Abeille de la Ternoise, intitulées Par chi, par lo et signées Echl Échaim. Échaim signifie « abeille », une des grosses piqûres de l’Atlas linguistique de France d’ailleurs ; des sceptiques se demandant si Edmont « avait bien saisi la pensée des gens qu’il interrogeait ». Gilliéron, défendant son interrogateur préféré, rétorqua dans un ouvrage de 360 pages publié en 1918, Généalogie des mots qui désignent l’abeille : « faut-il croire que, pendant trente ans, ses lecteurs, se méprenant sur le sens de ce pseudonyme, auraient cru que le rédacteur de ces chroniques prétendait être, à lui tout seul, un essaim ? »
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Extrait de l’ouvrage : Balade en Pas-de-Calais, sur les pas des écrivains (c) Alexandrines, mai 2006