SAINT-MAUR-DES-FOSSÉS
Sur les pas de Rabelais
par Geneviève et Guy DEMERSON
(extrait)
1- Par le chemin du Pont Charenton.
La biographie de Rabelais souffre cruellement du manque de documents, en particulier en ce qui concerne les années qui ont précédé ses premières productions littéraires, le Pantagruel (1531 ou 1532 ?) ainsi que le Gargantua (1534 ou 1535), livre consacré au père de Pantagruel et qui devait donc devenir le tome I du roman. Il est cependant plus que probable que Rabelais étudia la médecine à Paris dans les années 1528-1530 ; on suppose qu’il logeait près des Grands-Augustins, à l’Hôtel Saint-Denis, établissement scolaire pour les étudiants de l’ordre de saint Benoît. La fine connaissance des subtilités de la vie estudiantine sur la montagne Sainte-Geneviève dont témoignent ses romans confirme cette hypothèse. Mais ses héros ne sont pas confinés intra muros. Le premier tiers du Gargantua décrit l’éducation prodigieusement interdisciplinaire et gaillardement exigeante du jeune géant. Juste avant que ne commence la guerre contre Picrochole, Ponocrate, le précepteur génial, conclut ces chapitres fervents en présentant une des journées de détente mensuelles à l’occasion desquelles l’étudiant et son maître «bougeaient de la ville». Ils profitaient de «quelque jour bien clair et serein» pour se rendre notamment à Gentilly ou au Pont Charenton :
«Là, ils passaient toute la journée à faire la plus grande chère qu’ils pouvaient imaginer, plaisantant, s’amusant, buvant à qui mieux mieux, jouant, chantant, dansant, se vautrant dans quelque beau pré, dénichant des passereaux, prenant des cailles, pêchant au grenouilles et aux écrevisses.»
Pour une fois, cette vision idyllique n’est pas une création de l’imagination déformante du romancier ; Rabelais évoque des faits bien réels : les «escholiers» d’alors aimaient passer leurs jours de congé dans les fraîches et accueillantes bourgades du val de Marne. L’agrément des lieux favorisait la détente, la flânerie et les gambades au bord de la rivière. Mais, pour Rabelais, les charmes de la nature ne peuvent se limiter à l’agrément du corps : la sociabilité, l’activité technique et intellectuelle sont favorisées par la grâce de l’environnement. Les ressources des lieux invitaient à la chasse et à la pêche, et suggéraient la création ingénieuse de jouets animés, sans doute de «beaux, petits, joyeux et harmonieux moulinets» à eau. L’air frais de la vallée favorisait l’inspiration, et ces jeunes gens studieux passaient de l’étude des grands auteurs à la création poétique et de la dégustation des vins à des expériences de chimie agro-alimentaire. En effet, le romancier n’oublie pas qu’on se retrouvait en des lieux où, à loisir, l’on pouvait boire à tire-larigot, rire, danser…
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Extrait de l’ouvrage : Balade en Val-de-Marne, sur les pas des écrivains (c) Alexandrines, mars 2002