SAINT-JEAN-AUX-BOIS
Au coeur de la forêt royale
par Évelyne SULLEROT
(extrait)
Je ne suis vraiment moi-même qu’à Saint-Jean-aux-Bois, le village de mon enfance. En fait je n’y suis arrivée qu’à l’âge de 7 ans, transférée de Paris dans la forêt de Compiègne, où mon père, psychiatre, a dirigé là une clinique. Elle a été aménagée dans un bel ancien rendez-vous de chasse en plein bois où il a fallu installer un générateur pour fabriquer notre électricité ! Les enfants du hameau voisin s’émerveillaient de voir s’allumer des ampoules – à 75 km de Paris ! Notre numéro de téléphone était… le 2. Puis, après avoir habité la clinique même, nous, les enfants, sommes allés nous installer avec notre mère au village, dans cette belle maison qu’on appelle «le Presbytère», juste en face de la vieille porte fortifiée de Saint-Jean-aux-Bois. Tout autour du village, une épaisseur de forêt d’au moins six kilomètres. A l’époque, les bûcherons abattaient les arbres à la hache et transportaient les grumes sur de longs charrois à chevaux : sans doute ai-je alors connu la forêt telle qu’elle était, toujours renouvelée, depuis le Moyen Âge. Mon grand-pèrematernel travaillait, à la bibliothèque historique de Compiègne, à retrouver les traces de la langue gauloise dans la toponymie. Il avait découvert une vieille chronique racontant la fuite de l’épouse d’un des Rois Fainéants avec un archer de son royal époux. Les deux amants n’avaient été retrouvés que seize ans plus tard «en l’estat de bestes sauvages». Je les imaginais, vêtus de peaux de cerf, mâchonnant des faînes de hêtres…
Mon attachement à ce pays est nourri de son histoire qui a laissé des traces émouvantes au plus profond de ses taillis et futaies : la chaussée Brunehaut et le théâtre romain de Champlieu, ce sont les Gallo-Romains. La belle église de mon village fut celle d’une abbaye de femmes fondée par la veuve de Louis VI le Gros ; des clairières cachent des prieurés du Moyen Âge comme Saint-Nicolas-de-Courson ou Sainte-Périne. Les religieuses de Saint-Jean-aux-Bois, dont la première abbesse s’appelait Pétronille, ont dû quitter la forêt après avoir été violentées par les soldats de Turenne revenant de la guerre, au XVIIe siècle. Mais je pense souvent à elles, qui avaient, sur la forêt royale, des droits de pâturage pour leurs vaches, de «glandée» pour leurs cochons, de «mort-bois» pour leur chauffage. La «rue des Abbesses», dans l’enclos monastique, est bordée des petites maisons construites pour les bûcherons et laboureurs engagés par les moines qui ont succédé à ces nonnes. Dans l’église et la belle salle capitulaire qui la jouxte, on peut imaginer ces religieuses de la forêt. On y voit encore d’admirables vitraux en grisaille, de style irlandais, qu’elles devaient contempler –seuls vitraux de ce type subsistant en France avec ceux de Pontigny en Bourgogne.
La forêt de Compiègne était propriété du roi. On peut voir, autour de Saint-Jean, les bornes marquées FC, c’est-à-dire Forêt de la Couronne. Tant de rois, après les Carolingiens, y sont venus chasser… En tout cas Louis XIII, L ouis XIV, Louis XV, les récits et tapisseries sont là pour le raconter. Et les Valois, tout près,
àPierrefonds. N’est-ce pas là que le dernier prince poète, Charles d’Orléans, père de Louis XII, a écrit :
Le temps a laissé son manteau
De vent, de froidure et de pluie
Et s’est vêtu de broderie
De soleil luisant, clair et beau ?
La forêt elle-même, comme l’Histoire, comme la succession des rois ou des abbesses, se renouvelle sans cesse : gaulis, perchis, arbres de futaie, jusqu’au très respectable vieux chêne de Saint-Jean-aux-Bois, qui a 800 ans et était déjà gaillard sous Saint Louis. Quand j’étais petite, nous allions toucher, les yeux fermés, certain creux de l’énorme tronc du Vieux Chêne (11 mètres de circonférence !) en faisant des vœux, pour réussir une composition, ou pour des aspirations plus sentimentales… En fait, nous considérions bel et bien le Vieux Chêne comme un génie de la forêt, dépositaire des secrets, et tout-puissant. Un bûcheron de Saint-Jean avait composé un poème en l’honneur de cet «aïeul de vos aïeux» et l’avait cloué sur le tronc gigantesque. Le Vieux Chêne a été le but de mes pèlerinages d’enfant, et il l’est toujours. Je peux vous conduire les yeux fermés à travers bois jusqu’à cette auguste divinité, qui a dernièrement perdu une immense branche maîtresse rongée et foudroyée. Mais, de l’autre côté, cette plaie n’apparaît pas, et il s’élance, robuste, au-dessus de tous les hêtres qui l’entourent. C’est un dieu sylvestre.
[…]
Extrait de l’ouvrage : Balade en Oise, sur les pas des écrivains (c) Alexandrines, mars 1998.