SAINT-ARNOULT-EN-YVELINES
Aragon, Elsa Triolet et le jardin d’Armide à Saint-Arnoult
par Olivier BARBARANT
(extrait)
Je puis dans mon jardin fleuri de Seine-et-Oise
Me promener ce soir avec de nouveaux yeux
Car la vie a repris son odeur de framboise…
Ainsi Aragon célébrait-il en 1954, dans Les Yeux et la Mémoire, le grand jardin du Moulin de Saint-Arnoult-en-Yvelines, que les caprices des découpages départementaux situaient alors en «Seine-et-Oise». Le poète et Elsa Triolet venaient d’acquérir, à l’été de 1951, une maison de campagne longtemps cherchée, située si possible non loin de la capitale, sans préjuger de la région. « Ces derniers temps, nous ne nous occupions que de ça, nous écumions les environs de Paris, nous ne quittions pas la voiture, nous étions à bout de nerfs, nous tombions sur quelque chose qui nous convenait plus ou moins, mais chaque fois, la maison nous filait littéralement entre les doigts », écrit Elsa Triolet à Lili Brik le 25 juillet 1951, en commençant une correspondance1 que les soeurs baptiseront bientôt les « Nouvelles lettres de mon moulin » dans une sorte de cri suivi de douze points d’exclamation : « La maison est achetée ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ».
La rivière appelée Rémarde chantant sous la demeure, une fenêtre ronde sous une galerie par où l’eau tombait en cascade, les frondaisons de grands hêtres et la proximité du «petit bourg où s’arrête le car et où il y a des boutiques» jouèrent sans doute pour beaucoup dans l’achat, et l’installation du «paysan de Paris» aux confins de la banlieue, à l’extérieur d’une petite ville au rythme tranquillement provincial, et qui mérite beaucoup mieux que son actuelle célébrité radiophonique, les vendredis et dimanches soir, pour cause de péage autoroutier. Entre Dourdan et Rambouillet, Saint-Arnoult est vite devenu un refuge, ou du moins un havre de paix pour les deux écrivains. La résidence «secondaire» devient assez vite LA demeure, celle que l’on rejoint bien au-delà des périodes de villégiature. Mais il est vrai que le charme de la ville et celui des paysages alentour ont moins compté dans cette décision qu’un amour immédiat pour le Moulin de Villeneuve, ses bâtiments des XVIIIe et XIXe siècles — alors peu confortables — et le grand jardin désordonné qu’Elsa Triolet plantera de roses, de lavandes et de jacinthes, tandis qu’Aragon, avec la démesure qu’il pouvait mettre en toutes choses, ira des heures durant défricher le parc ou ramasser de pleins volumes de feuilles mortes.
Le Moulin est dès lors indissociable de la vie du couple. Lieu de rédaction des derniers chefs-d’oeuvre, il a vu s’installer des pans entiers d’une immense bibliothèque ; il a senti galoper toute la cavalcade imaginaire de La Semaine sainte ; parmi les livres naguère entassés jusque sur le sol de l’appartement parisien et les toiles accrochées au mur comme aux rambardes d’escalier, il a accueilli vingt années durant les amis et les proches, qui en ont laissé dans leurs écrits ou leurs photographies de nombreux témoignages. Il scintille aussi comme une nostalgie de plus dans l’imaginaire d’Elsa Triolet, chez qui la quête d’un lieu fut toujours un thème obsessionnel. C’est le moulin qui transparaît quand le personnage de Nathalie évoque en 1963 dans l’Âme un «grand hêtre tombé» dans une maison que «Luigi» — évidente transposition de Louis — avait vendue pour n’en plus garder en mémoire que la voix d’un garde-chasse annonçant la catastrophe forestière.
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Extrait de l’ouvrage : Balade en Yvelines, sur les pas des écrivains (c) Alexandrines, mars 2011.