ROUEN
La fronde des libraires normands,
par Anne Beaujour
(extrait)
« Les métiers du livre ont occupé une place non négligeable dans la géographie urbaine et l’identité même de Rouen, écrit Jean-Dominique Mellot, conservateur en chef à la Bibliothèque nationale de France, dans le Dictionnaire encyclopédique du livre dont il est un des directeurs scientifiques. Ils ont de plus contribué quantitativement et qualitativement au rayonnement de la ville et de la province de Normandie… »
Malgré l’instauration, en 1566, d’un privilège royal obligatoire pour toute nouvelle édition, qui avantage les libraires de la capitale aux dépens de la province, Rouen monte en puissance éditoriale dès le xvie siècle. Parvient, au xviie, au troisième rang des cités du livre, après Paris et Lyon : on recense alors 6 000 éditions rouennaises, contre 17 500 à Paris, plus d’une contre trois. Et rafle même la deuxième place au tournant du xviiie siècle, au plus fort de la règlementation et de la répression éditoriales. Un paradoxe, qui n’est pas le fruit du hasard…
En effet : « Il y avait à Rouen des lois locales, écrit en 1758 Jacques-Nicolas Besongne, l’un des imprimeurs-libraires rouennais les plus en vue. Les permissions tacites, ou plutôt tolérance de faire quelques livres, se demandaient à M. le premier président (du parlement de Normandie), qui souvent l’accordait, ou ne l’accordait pas. L’ouvrage ne s’en faisait pas moins… » Si bien qu’au début du xviiie siècle, 40 % au moins de la production de la capitale normande est illicite. Une performance spécifiquement rouennaise par son ampleur !
L’un des maîtres d’œuvre de ce miracle éditorial est un personnage haut en couleur. Un grand baraqué, bouillonnant et rubicond, dont le portrait trône aujourd’hui à la Bibliothèque municipale de Rouen. Pierre Le Pesant de Boisguilbert (1646-1714), cousin des Corneille et de Fontenelle, assume la charge de lieutenant général de police à Rouen. Il est censé rendre compte au Chancelier de France, le magistrat suprême, et faire appliquer les règlements et édits royaux. En cette fin du xviie, ils sont des plus contraignants pour l’édition : prolongation du privilège exclusif d’imprimer à Paris, diminuant ainsi les opportunités de réimpression pour nos éditeurs rouennais qui en vivaient plutôt bien jusqu’alors ; contingentement accru des imprimeurs dans tout le pays ; interdiction de se faire octroyer des privilèges de librairie par les parlements de province ; extension de la censure, etc. Les restrictions s’accumulent et réduisent à peau de chagrin les créneaux des éditeurs de province.