ROUEN
La conversion de Simone de Beauvoir
ou les elfes au pays de Lucifer,
par Pascale Fautrier
(extrait)
« Oh ! oui, si j’étais libre, c’est ici que j’habiterais, dit-elle en désignant la façade bleue d’un hôtel dont la rivière baignait les murs. Des enfants jouaient à la marelle dans les rues ; des linges flottaient aux fenêtres ; on pouvait presque oublier qu’on était à Rougemont. »
Simone de Beauvoir,
Anne, ou quand prime le spirituel
« Ma fenêtre est ouverte ; sur le ciel gris perle se découpent la massive silhouette de la tour Saint-Romain et la flèche de la cathédrale ; il me semble être transportée brusquement en plein Moyen Âge, tant la vie est silencieuse dans cette ville hérissée d’églises gothiques ; l’élan des pierres dentelées crée autour d’elles une telle atmosphère mystique, les toits d’ardoise baignent dans une pénombre si paisible et si ardente, que je me sens un peu l’âme d’une jeune mondaine des temps passés, qui, touchée par la grâce, commencerait une retraite dans la paix d’un cloître », écrit Simone de Beauvoir en 1935. Une jeune femme de 24 ans se penche à la fenêtre de l’hôtel où elle a choisi d’habiter : trois ans plus tard, elle transposera dans son premier vrai livre son arrivée à Rouen en 1932, en la faisant raconter par la hautaine Chantal.
La jeune agrégée de philosophie, que la trotskiste Colette Audry voit entrer pour la première fois dans la salle des professeurs du lycée Jeanne-d’Arc, a l’allure d’une bourgeoise soignée, vive mais un peu guindée, qui partage avec sa future héroïne la même éducation parisienne et catholique, l’indifférence pour la politique et le goût sinon des anciennes extases spirituelles, du moins d’un persistant acharnement « schizophrénique » au bonheur qui lui fait tout voir en « merveilleux » : « J’aime cette ville aux couleurs passées comme celles d’une vieille tapisserie ; les maisons ont l’air peintes au pastel sur un ciel d’un bleu estompé ; une tendre mélancolie flottait ce soir dans les rues. » L’auteur désabusée du Deuxième Sexe persiste vingt ans plus tard, en écrivant ses Mémoires : « Civilisée, pluvieuse et fade, la Normandie ne m’inspirait pas. Mais la ville avait ses charmes : de vieux quartiers, de vieux marchés, des quais mélancoliques. J’y pris vite des habitudes. »
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Extrait de l’ouvrage : Balade en Seine-Maritime, sur les pas des écrivains (c) Alexandrines, mars 2007