PROVINS
Thibault le trouvère
par Anne MARZIN
(extrait)
Provins, au XIIIe siècle. Peut-on imaginer ses routes et ses chemins sinueux, empierrés ou boueux, imaginer une campagne encore boisée, malgré les essartages fréquents, percée de champs de céréales, trouée de pâturages et plantée de vergers et de vignes…
Soudain, telle une figure de proue, se dresse la tour d’angle, qu’on dira plus tard la tour aux Engins, sur laquelle s’appuie toute la force de l’enceinte de Provins ; là-bas se dessinent les solides silhouettes du donjon et de la collégiale Saint-Quiriace. À quelques lieues du royaume de France, le comté de Champagne1affirme sa puissance avec quelque insolence. Une puissance reconnue et enviée qui repose sur un réseau de foires internationales, parfaitement organisées, juridiquement réglées, rigoureusement administrées.
Thibault le Trouvère, comte de Champagne, quatrième du nom, aime y chevaucher solitaire, à en croire cette pastourelle :
Je cheminais l’autre jour,
Sans compagnon,
Sur mon palefroi, pensant
Faire une chanson.
Il franchit les murs de pierre, qui se construisent depuis 1233, tout hérissés d’échafaudages, résonnant du bruit des poulies et des outils, des cris des carriers, des tailleurs de pierre et autres maçons. Provins est un vaste chantier et, à la veille de l’ouverture d’une foire, elle ressemble en
tous points à ce qu’évoque déjà Chrétien de Troyes, quelques décennies auparavant, en 1180, dans Perceval :
Il regarde la ville entière, peuplée de gens nombreux et beaux, et les tables des changeurs d’or et d’argent, toutes couvertes de monnaies. Il voit les places et les rues qui sont toutes pleines d’ouvriers faisant tous les métiers possibles. Ceux-là font des heaumes et ceux-là des hauberts, ceux-là des lances et ceux-là des boucliers, ceux-là des cuirasses et ceux-là des éperons et ceux-là fourbissent des épées. Les uns font des draps et les autres les tissent, ceux-là les peignent et ceux-là les tondent ; d’autres fondent l’or et l’argent et ceux-là font de bons et beaux ouvrages : des hanaps, des écuelles, des joyaux ornés d’émaux, des anneaux, des ceintures et des boucles. On aurait pu dire et croire qu’en cette ville c’était toujours foire tant elle regorgeait de richesses, de cires, de poivre et d’épices et de fourrures bigarrées.
Thibault reste attaché à la Champagne, où il est né le 30 mai 1201, une semaine après la mort de son père, Thibault III, et c’est à Provins qu’il est baptisé. Il passe près de sa mère, Blanche de Navarre, alors régente du comté, une enfance itinérante dans ce vaste territoire, car il faut se faire connaître des Champenois, vassaux ou simples sujets.
Son éducation se poursuit à la cour de France, sous la protection de Philippe Auguste, son parrain ; à côté de l’apprentissage de futur chevalier, il rencontre les arts, que la jeune dauphine, Blanche de Castille, de treize ans son aînée, encourage. Puis, après Bouvines, c’est le retour en Champagne et l’initiation au pouvoir, qu’il va exercer pleinement à sa majorité.
Commence alors une vie aux prises de position contradictoires. Thibault accomplit son devoir de vassal, se révolte contre son suzerain, puis se soumet. Pour racheter ses erreurs, il promet de prendre la croix. Cette vie de campagnes militaires où il défend le royaume et le comté, de déplacements en Navarre dont il est le roi depuis 1234, est ponctuée de longs séjours en Champagne où, en homme éclairé du XIIIe siècle, il applique et octroie les nouvelles institutions, coutumier, chartes de franchise pour les villes et les bourgs, et adapte une administration déjà efficace à une économie en pleine transformation.
Cet homme dont le jeune Joinville décrit la prestance, dont on vante le charme de la conversation, la séduction et la générosité, est apparenté à toutes les familles régnantes de l’époque, celle de France, d’Angleterre, de Castille, d’Aragon, de Toulouse et d’Aquitaine. Et il est l’héritier d’une tradition culturelle et d’une grande sensibilité artistique, comme celle de ses aïeules, Aliénor d’Aquitaine et Marie de Champagne, pro- tectrices des poètes. Il compose. Son talent est reconnu de ses contemporains ; son originalité créatrice sera reconnue des médiévistes.
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Extrait de l’ouvrage : La Seine-et-Marne des écrivains (c) Alexandrines, 2015