Nîmes
Jean Carrière, ou la gloire et le malentendu
par Serge Velay
(extrait)
La consécration littéraire ne conjure pas le malentendu, il arrive même qu’elle le suscite. À ce jour, par deux fois et à trente ans d’intervalle exactement, les jurés Goncourt ont distingué un écrivain nîmois : Marc Bernard en 1942 pour Pareils à des enfants (Gallimard) et Jean Carrière en 1972 pour l’Épervier de Maheux (Jean-Jacques Pauvert). Force est de constater que dans les deux cas, d’être intervenue dans des circonstances historiques particulières, la promotion de l’œuvre n’aura pas été sans conséquences sur sa réception et sur sa postérité.
Outre les équivoques d’une époque sombre, du Goncourt 1942 l’histoire n’a conservé guère plus que le souvenir d’un livre quasi clandestin pour cause de pénurie de papier. De sorte que le bel accueil réservé en 1972 à la Mort de la bien-aimée, célébration fervente des pouvoirs d’incarnation de l’écriture et point d’orgue de l’ultime période créatrice de Bernard, est apparu comme une tardive mais juste revanche sur le sort.
Curieusement, c’est l’année où paraît l’Épervier de Maheux qui vaudra à Jean Carrière d’obtenir à son tour le prix Goncourt. Entre l’aîné et son cadet, entre deux écrivains qui déjà se lisent et s’estiment, on se transmet le flambeau ; cette fois-ci, ce sera pour le meilleur et pour le pire : pour la gloire et l’aisance matérielle, pour le malentendu, l’éclipse et la grave dépression qui s’ensuivront. Depuis lors, le nom de Carrière se confond avec « une des plus extraordinaires aventures éditoriales du dernier tiers de siècle ».
Sous-estimer la puissance des agents de la domination culturelle, se leurrer sur leurs intentions et sur leurs méthodes, ce sont des erreurs qui se paient au prix fort. Ce 20 novembre 1972, contrairement à une idée reçue, celui qu’on propulse sous les feux de la rampe n’est pas tout à fait un inconnu. En 1967, déjà sous la houlette de Jean-Jacques Pauvert, Jean Carrière a publié Retour à Uzès, un premier roman « riche et touffu » salué par la critique puis couronné par l’Académie française. Au surplus, paru en mai, l’Épervier de Maheux a suscité l’adhésion enthousiaste et massive de la presse et du public, au point qu’on a réimprimé l’ouvrage plusieurs fois. C’est dire que, quand bien même on aurait en coulisse caressé pour lui des ambitions ou échafaudé des plans, quoique encore débutant, l’écrivain qu’on vient de consacrer a déjà trouvé ses thèmes, sa manière et ses lecteurs.