Gerbert à Montreuil-sur-Mer

Montreuil-sur-Mer

Gerbert, le ménestrel de Marie de Ponthieu
par Philippe Valcq
(extrait)

Le jeune clerc s’avança sur le pont enjambant l’Authie. Troublé, il tentait vainement d’ordonner ses pensées sur l’allure paisible de sa mule. Le printemps illuminait le Pays de Monstreuil. L’aube pointait derrière les collines dominant Argoules, la plaine fumait et une brume ouatée restait suspendue sur les sillons de terre grasse du Ponthieu. Tous les vergers étaient en fleurs. La nature embaumait. Quelques pétales rosés parfois encore accrochés à leur ramure, emportés par le vent tiède en provenance de la côte, dévalaient la rivière, décorant l’onde de guirlandes virginales. Courageusement, la roue du moulin de Maintenay, libérée des glaces hivernales, battait l’eau, tandis que les meules, murmurant un hymne à la nature renaissante, broyaient sans relâche le grain doré.

Le meunier, colosse à la barbe aussi blanche que sa farine, de sa fenêtre, en le voyant s’éloigner, le salua d’un tonitruant :

– Le Seigneur soit avec vous, petit frère !

– Qu’Il vous ait en sa Sainte Garde, brave homme !

Gerbert ne s’était pas retourné, se contentant d’un signe de la main. Ce matin, il était pressé… Elle l’attendait et il savait que toute son existence s’en trouverait bouleversée. Levant les yeux, bien que les grands arbres cachaient encore le monastère, il devinait sa puissante présence. Maintenant, ces hauts murs étaient sa maison.

Que sa ville lui semblait lointaine !

Gerbert avait vu le jour vingt-cinq ans plus tôt, dans le plus grand et le plus beau port de l’Europe septentrionale, Monstreuil sur la mer, le roi, Philippe le second, venait d’accéder au trône. Son père, maître tisserand en la maison des « Trois Clefs » dans la paroisse Saint-Jean, s’était établi à deux pas de la porte Yaurèche, dans le quartier cathare. Sa mère, la plus douce et la plus aimante des femmes, l’avait toujours couvé et protégé. Il avait deux frères et une sœur cadette, Aigueline, gracieuse comme une aurore.

Ses premières années, il les avait passées à découvrir sa ville et à profiter de tout ce qu’elle pouvait offrir. Accompagnant son père aux lendits de Saint-Maclou ou à la halle aux draps, il s’étonnait de tous ces étrangers qu’il côtoyait : marchands slaves aux lourdes houppelandes en peau d’ours ; italiens, aux habits chamarrés en zaituni ; flamands, aux longues robes tombant sur leurs chausses à la poulaine. Tout un monde cosmopolite, aux accents graves ou chantants qui évoquait les voyages et des pays fantastiques. Son imagination s’était forgée à passer des heures sur les quais, près des entrepôts des Chevaliers du Temple. Assis sur les cordages, il suivait les manœuvres des barges et des nefs ventrues. Après avoir longé la partie nord de l’estuaire, elles viraient à un quart de lieue du Bocquis, de façon à présenter leur proue à l’occident. Des marins, au bliaud frappé de la croix pattée, jetaient des passerelles et une sarabande, habilement orchestrée, commençait : on vidait les cales.

[…]

 

Extrait de l’ouvrage : Balade en Pas-de-Calais, sur les pas des écrivains (c) Alexandrines, mai 2006

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *