MÉRÉVILLE
Une halte sur le chemin du bout du monde avec Blaise Cendrars
par Raymonde AUTIER-LEJOSNE
(extrait)
Quand il traversa pour la première fois les rues du village, la manche droite vide enfoncée dans la poche de sa veste, un mégot au bord des lèvres, la démarche incertaine de l’homme blessé, Blaise Cendrars avec son regard aigu, son visage exsangue et tellement maigre, ne payait vraiment pas de mine. Il venait d’arriver par hasard à La Pierre, au bord de la Juine, dans une petite vallée étonnamment tranquille au regard du monde où la guerre déchaînait ses horreurs.
C’était au printemps 1916. Après une année terrible dans la Somme puis en Champagne dans les tranchées, c’est à la Ferme Navarin qu’il perdit son bras droit : ambulance, hôpital militaire de Châlons, amputation, séjours à Sceaux au lycée Lakanal transformé en hôpital de fortune, citation à l’ordre de la Nation, ce citoyen suisse engagé dans l’armée française avait bien gagné sa nouvelle nationalité.
Mais envahi de dégoût et par-dessus tout de l’immense sentiment de n’être plus bon à rien, il avait suivi dans son errance la tribu gitane de Sawo au gré de ses représentations qui attiraient sur la place du village esseulés, badauds et enfants. La tribu se pose à Angerville, carrefour des trois départements, propice à la fuite des roulottes pas toujours bien en règle avec la maréchaussée. On y joue un drame dont le personnage principal est un ours ou un homme mais… qui peut suivre les arrière-pensées et les métamorphoses d’un scénario surréaliste peut-être écrit par Blaise Cendrars ? Les enfants s’agitent, se disputent; Marie la belle gitane, sa compagne de fortune, criaille, l’ensorcelle, l’aime trop. Il est temps de fuir.
Alors, traversant la ligne du chemin de fer Paris-Orléans, droit devant lui, vers le soleil levant, Blaise Cendrars marche à travers la mosaïque des champs de blé encore verts et déjà hauts. Sur ce vaste plateau beauceron, sans eau, presque sans ombre, Blaise a soif, il est fatigué, il marche… il marche…
Enfin il parvient à La Pierre, véritable oasis de fraîcheur qui lui semble pareille au paradis terrestre, foisonnante et mystérieuse comme à l’origine du monde. À Courcelles, l’un des hameaux de Méréville, il trouve des cressonnières, des plantations de jeunes pins, une grange abandonnée qu’il loue aussitôt.
Il fait venir Fela son épouse et leurs deux bébés, les installe dans le hameau proche, engage une gamine du pays, la petite Simone Naudé — qui les suivra plus tard à Paris chez les Delaunay puis à Nice. En attendant, il faut bien vivre. Tandis que Fela tente de faire des traductions, Blaise, malgré son handicap et ses souffrances, se fait charretier pendant la moisson dans les fermes dont les hommes sont au front.
[…]
Extrait de l’ouvrage : Balade en Essonne, sur les pas des écrivains, Alexandrines, 2010