Luzarches
Benjamin Constant ou la solitude aux champs
par Marianne Berlinger
(extrait)
Benjamin Constant (1767-1830) arrive à Paris en mai 1795 avec son amie Germaine de Staël, rencontrée à Lausanne en 1794, dont il partage les convictions républicaines. Il est décidé à faire carrière en France et entreprend de nombreuses démarches pour en acquérir la citoyenneté. Convaincu de la nécessité de sauver les acquis de la Révolution, il se met au service du Directoire, pris en tenaille entre jacobins et royalistes, et rédige plusieurs brochures appelant à le soutenir.
Dans l’espoir de réaliser un fructueux placement, il achète le 1er novembre 1796 l’abbaye d’Hérivaux, bien national, dans la commune de Luzarches, pour cinquante mille francs. Ce monastère du xiie siècle, qui avait abrité une communauté de chanoines de l’ordre de saint Augustin, était situé dans un vallon retiré, surplombé par une montagne et des forêts ; il répondait au besoin de solitude de son nouveau propriétaire.
De son côté, Germaine de Staël, dont le Directoire se méfie et qui lui interdit périodiquement de résider à Paris, acquiert le 4 novembre 1796 une propriété à Angervilliers. La maison se révélant peu pratique, Germaine la revendra le printemps suivant à Juste de Constant, père de son ami, et s’installera pour quelques mois à Hérivaux, où elle reviendra encore en 1798. C’est au cours de ces séjours de Germaine de Staël que sont reçus, entre autres, Charles-Maurice de Talleyrand, Adrien de Mun, Claude-Hippolyte Terray, Pierre-Jullian, Mathieu de Montmorency.
Aidé de Germaine, Benjamin aménage le domaine, qui se compose de la maison conventuelle, d’une église, de communs et de deux cent vingt-quatre arpents en cour, jardin, terres, vignes et bois1. Benjamin fait exécuter d’amples travaux, qui occupent cinquante ouvriers par jour, pour transformer le bâtiment conventuel en maison d’habitation (lettre à sa tante Anne de Nassau 10 février 17972). On peut voir encore aujourd’hui le «reste de l’immense édifice qu’[il a] fait abattre», qui se compose du pavillon sud, de la façade de l’église abbatiale, du pigeonnier et de quelques dépendances3. Pour agrémenter son parc, il y fait planter des arbres, semer des prairies, creuser une pièce d’eau.
Benjamin passe la majeure partie de son temps à la campagne lorsqu’il est en France, car il recherche la solitude pour se reposer des remous de la vie politique parisienne et travailler dans le calme. Aussi s’empresse-t-il de transférer et d’aménager sa bibliothèque de travail à Hérivaux. Il y rédige des brochures appelant à soutenir le Directoire comme Des réactions politiques et Des effets de la Terreur (1797), travaille à son ouvrage sur les religions, auquel il a consacré toute sa vie. Il s’y installe pour terminer sa traduction de l’Inquiry Concerning Political Justice de William Godwin et passe également une partie de son temps à élaborer un traité politique dont il ne reste que les Fragments d’un ouvrage abandonné sur la possibilité d’une Constitution républicaine dans un grand pays ; une partie a été reprise, sous une forme remaniée, dans les Principes de politique.
L’installation à Hérivaux marque l’entrée discrète de Benjamin Constant dans la fonction politique, à l’échelon local. Le 28 février 1797, il déclare à l’administration municipale de Luzarches qu’il établit son domicile au hameau d’Hérivaux. Élu agent municipal à Luzarches le 30 mars 1797, il voit son élection invalidée, puis reportée jusqu’au 5 novembre 1797, lorsque le Directoire l’appelle à la présidence de l’administration municipale de Luzarches en raison de «ses lumières et son républicanisme4» ; ce qui équivaut à lui reconnaître de facto la nationalité française. Il s’acquitte consciencieusement de sa charge puisqu’il préside la plupart des séances ; en outre, il veille à l’observation du calendrier républicain et prononce des discours aux fêtes nationales. Son mandat est quelque peu terni par l’affaire François Oudaille5, du nom du curé réfractaire de Luzarches dont Benjamin dénonce les agissements au ministre de la Police Sottin. Toutefois, il ne peut être rendu responsable de la déportation du prêtre, dont les activités antirépublicaines avaient été signalées à la police depuis longtemps déjà.
[…]
Extrait de l’ouvrage : Balade en Val-d’Oise, sur les pas des écrivains, Alexandrines, avril 1999