LE TRÉPORT
Gaston Leroux
Rouletabille au château d’Eu,
par Philippe Huet
(extrait)
Qu’il me pardonne
À l’âge où d’autres rêvent d’être pompier, acrobate ou tambour-major, je ne pensais déjà qu’à devenir globe-trotter de l’écrit. Du plus profond de mon enfance piaffante, je me souviens du pillage des journaux de mon père, de mon oreille collée au poste de radio et du grand cahier à spirales où mon stylo baveur résumait l’actualité.
Mes dieux étaient Hemingway, Kessel, Cendrars et Albert Londres. Quatuor de tête. Mais Gaston Leroux ? Mon Dieu, un nom pareil ! Fonctionnaire peut-être, bourgeois sans doute, petite vie assurément. À deux pas du Havre-de-Grâce où je balbutiais, son fantôme aurait dû m’alerter. Qu’il me pardonne…
Aurais-je vu sa photographie que mon ignorance s’en serait sentie confortée. Un petit gros à lorgnon et chapeau melon. Rondouillard, barbu, en costume trois pièces et parapluie. « L’aspect d’un type qui aurait avalé la sphère », disait Henri Jeanson. Regardez Hemingway plutôt, il est l’aventure à lui seul. Ou Kessel et sa crinière de lion. Mais lui ! On l’attend au salon de thé.
Qu’il me pardonne le petit bonhomme à la mine poupine. Il fut grand en journaliste. Grand en romancier. « En littérature policière, donc populaire », grinceront les sectaires. Faux débat, le talent n’a pas de frontière. Il fut précurseur, novateur, nettoyeur de vieilles plumes et de vieilles recettes. Révolutionnaire avec sa tête à vendre des lacets.
Sacré Rouletabille ! Car le héros de la Chambre jaune et close, c’est lui, évidemment. Leur enfance est commune dans cette bonne ville d’Eu, à l’ombre du château que le père Leroux, entrepreneur de travaux publics, restaurait selon les plans de Viollet-le-Duc. Rouletabille fut-il bon élève ? On ne sait, il n’en parle jamais. Mais Gaston, pensionnaire et expert en chahuts mémorables, fait des études brillantes, leader dans toutes les classes ou presque, avec, pour finir, un baccalauréat à Caen, mention « bien ». Tous deux orphelins de mère, ils traînent sur les falaises et les quais du Tréport. Dans la tête de Gaston, Rouletabille n’a pas encore de nom, mais l’imagination vagabonde déjà dans les tempêtes qui battent les flancs de la côte normande : « Ne serais-je pas descendant de Pierre Le Roux, fils de Guillaume Le Roux et petit-fils de Guillaume le Conquérant ? » Plutôt que de s’interroger, autant le proclamer. Quand on a pour camarade de classe Philippe d’Orléans, fils du comte de Paris prétendant au trône, mieux vaut épater la galerie.
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Extrait de l’ouvrage : Balade en Seine-Maritime, sur les pas des écrivains (c) Alexandrines, mars 2007