Ayant hérité de quelques rentes, Edmond et Jules de Goncout décident « de ne rien faire » et entrent en littérature par le journalisme. Dans L’éclair et Paris, ils veulent « chaque matin éveiller Paris » avec quelques nouvelles fraîches sur la vie des théâtres, des caf’conc, des restaurants courus. Faire le portrait des silhouettes à la mode, de la lorette, de la partageuse, de la lionne, de la grisette. Rapporter la rumeur de la rue. Ils parcourent sans cesse les rues de ce Paris qu’Haussmann transforme sous leurs yeux, pour prendre des notes . Ils font des portraits au vitriol de la bourgeoisie louis-philipparde, de la bohème littéraire du Second Empire, des lupanars… Et, tout au long de leur vie, ils tiendront un Journal, qui est à la République des lettres ce que sont les Mémoires de Saint-Simon à la cour de Versailles : une dénonciation d’une rare méchanceté des intrigues de la ménagerie humaine, préfigurant les batailles du Prix qu’ils ont fondé.
LE PARIS DES GONCOURT
11,00€
Robert KOPP, grand connaisseur de la vie et de l’oeuvre des frêres Goncourt, raconte avec vivacité et humour le vie à Paris de ces deux écrivains bougons, mauvaises langues et critiques du Tout Paris, couvrant presque ainsi un 1/2 siècle d’histoire de la France jusqu’à la fin et au delà de l’empire de Napoléon III.
Editions Alexandrines –
Article de Alice Mugierman paru dans Histoires littéraires n° 100:
« J’aime trop Paris… ce gueux de Paris ».
Ce petit volume, dernier né de la collection « Le Paris des écrivains » des éditions Alexandrines, renseigne en effet avec finesse sur cette tension qui traverse la relation d’Edmond et de Jules avec la ville. Il offre un regard croisé sur un Paris entre réel et fiction, entre scènes instantanées issues de leur Journal et décors de leurs romans ou de leurs œuvres historiques. La plume à la fois plaisante et précise de Robert Kopp, éminent spécialiste des Goncourt et éditeur du Journal et des œuvres historiques chez Robert Laffont, accompagne le lecteur. Que l’on soit familier ou non de la vie ou des écrits des Goncourt, le livre est accessible grâce à un paratexte utile (repères biographiques associés aux lieux marquants pour les Goncourt ; point sur les éditions principales des œuvres et mention des travaux de référence ; index des lieux cités) et grâce à sa structure globalement chronologique. En dépit des analepses et prolepses inévitables lorsque l’on traite plus de soixante-dix ans de vie parisienne, les chapitres suivent à peu près les étapes qui jalonnent le parcours personnel et artistique d’Edmond et de Jules. La description des lieux et des milieux qu’ils ont fréquentés révèle leur enracinement profond dans Paris : ainsi que le note Robert Kopp, la capitale est « comme l’air qu’ils respirent », un air à la fois maladif et vital, écœurant et exaltant. À travers cette relation intime des Goncourt avec l’espace parisien, représentative de certaines pensées de l’époque, le livre de Robert Kopp nous donne également à voir le récit d’un demi-siècle d’histoire : histoire de la ville (travaux, intégration des faubourgs, expositions universelles, etc.), histoire des genres littéraires et des pratiques culturelles (notamment le théâtre), histoire du champ littéraire (lieux de sociabilité, oppositions et continuités de pensée, etc.).
Si l’aîné est né à Nancy, les deux frères grandissent dans un Paris qui fait d’eux « des émigrés du XVIIIe siècle », notamment grâce aux moments passés avec leur tante Nephtalie de Courmont, âme du siècle passé qui les emmène chez les marchands d’art et de curiosités à Ménilmontant ou le long du faubourg Saint-Antoine. Leur statut de « contemporains déclassés » est renforcé par les évènements de 1848, qui les éloignent de tout intérêt politique, et par leur refus de faire carrière, ou plutôt par leur volonté de « ne rien faire », après la mort de leur mère. Installés dans le quartier sulfureux de Notre-Dame de Lorette, les Goncourt affûtent leur regard sur ce qu’ils nomment « Les Lèpres modernes » en publiant des physiologies et s’engagent dans l’arène journalistique. Écrivant notamment de la critique théâtrale en début de carrière, ils ne se tiendront jamais loin du théâtre qui a une place centrale dans leur approche de la littérature. Malgré les échecs commerciaux de leurs pièces — à condition qu’ils parviennent à les faire jouer, comme c’est enfin le cas au Théâtre — Libre dans les dernières années de la vie d’Edmond — ils sont conscients que le théâtre est le meilleur moyen de se faire un nom dans une ère de démocratisation des plaisirs. Tiraillés entre dédain pour ce public conformiste et désir de reconnaissance, les deux hommes sont également friands de divertissements populaires comme le cirque ou les bals (au nord de Paris ou à la Closerie des Lilas), qu’ils sondent en partie pour nourrir leurs romans, et dont la nature canaille a au moins le mérite de rompre avec les conventions bourgeoises. Qu’elles émanent du pouvoir en place ou de la production littéraire, ces conventions poussent ensuite les Goncourt à prendre congé du journalisme au profit de la recherche documentaire. Dans leur Histoire de la société française pendant la Révolution et leur Histoire de la société française pendant le Directoire, ils s’intéressent aux mœurs de la fin du XVIIIe siècle en se focalisant sur Paris, et étudient non seulement la déchristianisation de la ville mais surtout la vitalité des salons. Poussant eux-mêmes les portes des salons parisiens de leur époque — dont celui de la Princesse Mathilde, cousine de l’empereur — Edmond et Jules n’y trouvent pas la distinction et la conversation qu’ils pensent caractéristiques du XVIIIe siècle, et investissent, comme pour compenser cette absence, l’espace de sociabilité qu’est le restaurant. Pour pallier l’isolement de l’homme de lettres au XIXe siècle et le manque de reconnaissance du public, les Goncourt participent aux dîners Magny ; seul Edmond ira chez Brébant pendant le Siège de Paris ou bien au café Riche pour « les dîners des Auteurs sifflés » avec Flaubert, Zola, Daudet et Tourgueniev. En 1885, Edmond fonde le Grenier dans la maison d’Auleuil que son frère et lui avaient achetée peu avant la mort de Jules en 1870, pour fuir les bruits de la rue Saint-Georges. Promettant assez de décentrement quant à la ville remuante et venimeuse, le Grenier accueille tout de même tous les dimanches le souffle de Paris. Les expositions universelles, qui ont changé la capitale en « babel d’industrie » à quatre reprises du vivant d’Edmond (1855, 1867, 1878, 1889), sont aussi l’occasion de prendre le pouls d’une époque qui leur semble courir à sa perte, ce qui se manifeste notamment aux yeux de l’aîné à partir du tournant de 1870. Pour vivre son deuil, Edmond se raccroche à l’entreprise diariste en observateur de la vie quotidienne avant et pendant le Siège de Paris, puis pendant la Commune et la Semaine sanglante, livrant un témoignage riche et précieux (atmosphère des rues, circulation des informations, pénuries alimentaires, fuite des personnalités, etc.).
Cet itinéraire temporel que retrace Robert Kopp met en valeur l’importance de la ville dans le façonnement de l’idéologie des deux frères, à la suite du numéro 27 des Cahiers Edmond et Jules de Goncourt paru en 2022, qui traitait des visages et de la place de Paris dans les œuvres goncourtiennes. En les suivant pas à pas dans leurs habitudes quotidiennes et dans leurs lieux de vie, on comprend que la capitale a une dimension symbolique et identitaire forte. D’une part, l’ethos des deux écrivains s’édifie autour de la parisianité, marque de civilisation et de distinction opposée au milieu provincial qu’ils voient comme abrutissant et étriqué. D’autre part, leurs valeurs prennent racine dans le microcosme parisien (petite presse, bohème, salons bourgeois, cafés intellectuels…), dont le dynamisme les stimule et les bouscule tout à la fois. Les évolutions architecturales, techniques, économiques, éditoriales et littéraires, etc. sont une source d’inspiration, mais également une source d’angoisse pour les deux frères, très critiques de l’esprit démocratique et de l’industrialisation qui « américanisent » la ville de leur enfance. C’est pourtant dans ce Paris de plus en plus fourmillant, qui devient leur terrain de chasse, que se forme leur vision esthétique résolument moderne : appuyée sur des documents humains et des choses vues, leur écriture refuse l’étude systématique et globalisante à la Zola pour conserver à la vie son instantanéité, son mouvement et son hybridité. S’ils perçoivent l’effervescence fiévreuse de la ville comme un symptôme de la décadence, ils connaissent et aiment aussi profondément ce Paris comme le seul espace où l’artiste, au tempérament mélancolique et nerveux, peut vivre et créer.