LA NEUVILLE-VAULT
Philéas Lebesgue, la sève dans la glèbe
par Philippe BONNET-LABORDERIE
(extrait)
Qui veut évoquer les grands chantres de nos régions françaises pense aussitôt à Charles Péguy pour la Beauce, à Maurice Barrès pour la Lorraine, à Guy de Maupassant pour le Pays cauchois, à Frédéric Mistral ou Marcel Pagnol pour la Provence. Pour le pays de Bray, le nom qui vient immédiatement à l’esprit est celui de Philéas Lebesgue, le poète-laboureur, comme il aimait à se définir lui-même.
«Un jour des siècles sans terme, la terre jeune encore frémit, s’étira, bâilla tout à coup et, dans le frisson convulsif qui parut la secouer toute comme un accès nerveux, la langue resta prise entre les dents serrées. Ainsi naquit le pays de Bray»…
Ômon pays de Bray picard, peuplé de haies
Quelle âme aromatique, irrésistible et douce
Habite en toi, parmi les myrtils et la mousse,
Parmi les prés en fleurs et les hautes futaies !
Ah ! comme ce pays me parle ! Que de voix
Se croisent à travers les plaines et les bois !
Drôle de bonhomme que ce Philéas Lebesgue, dont la vie est à la fois si simple et si extraordinaire ! D’abord, quel prénom étrange ! Bien peu fréquent dans les campagnes de l’Oise à la fin du second Empire. Rien à voir avec le prénom d’un père ou d’un grand-père, d’un parrain ou d’un oncle bien-aimé. Non, choisi simplement parce que l’enfant est né un 26 novembre(1869), le jour de la fête de saint Philéas, un obscur évêque d’Alexandrie en Égypte, il y a plus de seize siècles de cela… Philéas est le fils unique d’Alexandre Lebesgue et d’Ernestine Mullot, qui se sont mariés à La Neuville-Vault en 1860. Son père devenu paysan a acquis une certaine instruction et a fréquenté le cours d’adultes de l’École mutuelle de Jean-Baptiste Pellerin à Beauvais. Il possède quelques livres et adonné à son fils le goût de la lecture et de la botanique :
Mon père adorait son jardin. Il le bêchait
Lui-même […]Il trouvait chez les fleurs des tendresses de femme,
Leurs parfums musicaux et divers le grisaient.
Autodidacte érudit, intéressé par tout, Philéas a un don des langues exceptionnel. Il en déchiffre près d’une vingtaine, qu’il a apprises seul à l’aide d’une grammaire et d’un dictionnaire! Du breton au serbo-croate, du portugais au norvégien. Au point de devenir au Mercure de France, l’une des grandes revues littéraires d’avant-guerre, le spécialiste des lettres lusitaniennes, grecques modernes (sous le pseudonyme de Démétrius Astériotis), yougoslaves (sous le pseudonyme de Lioubo Sokolovitch). Il réalise aussi une vingtaine de traductions 1, en sus de ses romans, drames, nouvelles, d’une cinquantaine de recueils de poésie, et de plusieurs centaines d’articles dans des revues et des journaux. Et pourtant, durant toute sa vie, Philéas Lebesgue n’a quitté sa terre natale que quelques semaines, à l’invitation d’écrivains étrangers qui prennent en charge les frais de ses déplacements et de ses séjours.
«Fils de paysans, paysan lui-même, père de pay- sans, Philéas Lebesgue est demeuré attaché à son champ, à sa maison au toit de tuiles rouges. Et cependant il a conquis toute une partie du monde, à peu près tout le monde latin, depuis la Grèce jusqu’à la Serbie, depuis le Portugal jusqu’au Brésil, et cela par la seule vertu des mots…»
Au physique, l’homme a peu changé tout au long de sa vie. Son allure générale est bien celle d’un paysan : des mains dures et calleuses, un vieux paletot tout usé et un pantalon, une veste quelquefois, de velours à grosses côtes, des sabots ou des souliers ferrés, des cheveux plutôt longs, souvent coiffés d’un feutre sans forme. Dès que l’on s’approche, on découvre alors un visage qui attire la sympathie et respire l’intelligence : une grande barbe qui a blanchi avec l’âge, et, sous de gros sourcils, des yeux bleus, vifs, pétillants de malice. Sa curiosité toujours en éveil, ouverte à tous les sujets, séduit immédiatement l’auditeur de ce «causeur éblouissant». Levé à l’aube pour réaliser lui- même ou avec les siens les durs travaux des champs, couché fréquemment à 1 ou 2 heures du matin, il répond à d’innombrables correspondants, écrivains et poètes de tous les continents. Il a ainsi reçu et envoyé plusieurs dizaines de milliers de lettres durant son existence. Il reçoit également avec grande simplicité chez lui visiteurs et amis dans sa maison. Humble maison qui remonte au début du XVIIe siècle, que les ans et le manque d’argent ont outragée. Une grande cuisine où vit la famille, noircie par les fumées de l’âtre. Par un couloir encombré de harnais et de pièces de sellerie, on gagne la pièce de séjour, éclairée de quatre fenêtres – deux qui donnent sur la route et deux sur le jardin – où travaille le poète après avoir passé la charrue… C’est un amoncellement extraordinaire de livres, de papiers, de journaux, sur les étagères d’une bibliothèque, sur les tables, dans des malles en osier, par terre, car Philéas Lebesgue conserve tout ce qu’il reçoit.
[…]
Extrait de l’ouvrage : Balade en Oise, sur les pas des écrivains (c) Alexandrines, mars 1998.