BLAYE
Jaufré Rudel, une légende,
par Anne-Marie Garat
(extrait)
En matière de biographie, Jaufré Rudel laisse peu de chose ; sauf les murs de son château de Blaye. Longtemps oublié sous ronces et tumulus, il est aujourd’hui dégagé, derechef interdit par des barrières de chantier… Dans l’enceinte de la citadelle de Vauban, c’est une si petite enclave, si déceptive ruine dans sa dépression de terrain qu’on a du mal à imaginer l’allure qu’eut le château du Prince de Blaye jadis dressé au bord de l’estuaire dans sa solitude, entouré de masures, torchis périssable, de landes, brandes et genêts… Il y soufflait pourtant le même vent salin qu’à présent, les marées alternaient, les nuages passaient qui toujours sous ces ciels ont la démesure d’océan. On ne sait rien ou à peu près de Rudel. Sinon qu’il fut sans doute de la deuxième croisade avec ses parents, comtes de Toulouse et d’Angoulême, et qu’il écrivit des poèmes, dont sept ou huit en tout nous restent, c’est maigre. S’il en écrivit davantage, ou nul autre, s’il a épuisé là sa veine, on ne sait. Tout de lui ou presque est légende. Strictement : ce qui doit être lu. Invitation magnifique à lire. Ses poèmes. Et dix lignes de biographie posthume et fabuleuse. Mais toute biographie n’est-elle de cette nature ? L’imaginaire s’engendre du réel, disons même qu’il l’instruit et lui donne sens.
Cela contrarie notre passion moderne de la biographie érudite… La légende confisque le récit de vie, le social comme la psychologie, et même la plus prosaïque anecdote. Certes, l’historien peut nous décrire assez bien mœurs, armes et vêtements des seigneurs de cette époque, que vraisemblablement il portait ; sa nef, s’il en prit une, et comment on naviguait alors, et même figurer sur le cadastre local, sur cartes terrestres ou marines son éventuel itinéraire de croisé, et alors ? Et même le linguiste observer sa langue gasconne, comment elle s’oralisait, se chantait, de quels instruments elle s’accompagnait, quels modèles fixes elle imitait ; et les experts en érotique des troubadours nous enseigner que sa poésie, en rien témoin d’une subjectivité, illustre motifs et topoi de convention, et alors encore ? Chacun peut bien y aller de reconstitution savante, de grilles rhétoriques et d’exégèses, sa légende est inoxydable.
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Extrait de l’ouvrage : Balade en Gironde, sur les pas des écrivains, Alexandrines, mars 2008.