Gironde, terre de critiques

GIRONDE

Gironde, terre de critiques
par Jean Lacouture
(extrait)

Toujours le peuple des lecteurs, des spectateurs et des gourmands mettra le créateur au-dessus du critique, l’inventeur plus haut que son juge, Molière avant Boileau, Hugo précédant Sainte-Beuve ; Vatel aura le pied sur Brillat-Savarin, et le héros sur l’historien. Mais si belle soit la montagne, qui ne s’y perdrait, faute de guide ?

L’Aquitaine, surplombée par d’assez nobles hauteurs, et berceau de grands inventeurs ou assembleurs de mots – de Jaufré Rudel le troubadour médiéval à Michel Suffran notre contemporain, sans parler bien sûr des « trois M » qui ont fait de la Gironde un des hauts lieux de la littérature française –, s’est avérée au xxe siècle un terroir particulièrement fertile en ce type de génies que les muses ont placés entre les grands inventeurs et les lecteurs avides, ces médiateurs sans lesquels Rimbaud ou Cézanne tardent à trouver ceux qu’ils ont prétendu enchanter.

S’il fut de tout temps propice à l’accueil et à la médiation, le génie girondin semble au cours des dernières générations s’être accompli dans l’opération critique : faute de donner au monde Proust, Claudel ou Renoir, le grand verger de Garonne voit surgir les trois têtes critiques les plus accomplies, les plus pénétrantes de leur temps : Élie Faure, auteur de L’Esprit des formes et d’une monumentale Histoire de l’art qui ont bouleversé, au début de ce siècle, les rapports entre les arts plastiques et le regard des hommes – en tissant, mieux que personne avant lui, le lien qui unit l’artiste au milieu social, aussi bien que culturel, d’où il est issu ; Jacques Rivière, fondateur avec André Gide de la Nouvelle Revue française, l’incomparable guide culturel de l’Europe au lendemain de la Première Guerre mondiale, auteur d’essais sur Cézanne, Debussy et Proust qui en fit jusqu’à sa mort prématurée, en 1925, le médiateur par excellence entre les grands créateurs du xxe siècle et la génération des survivants ; et Gaëtan Picon, dont le Panorama de la nouvelle littérature française renouvela notre regard sur la poésie contemporaine et que Julien Gracq et Roland Barthes ont salué comme « le plus grand critique de son temps ». « Critique » en effet est celui qui ne se contente pas de juger une œuvre, de la soupeser, mais suggère à l’auteur retouches, prolongements, ambitions nouvelles. Ainsi fit-il avec Malraux. Son essai sur l’auteur de L’Espoir, en 1960, n’est pas étranger à l’épanouissement de celui des Antimémoires.

[…]

Extrait de l’ouvrage : Balade en Gironde, sur les pas des écrivains, Alexandrines, mars 2008.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *