Epinay-Champlâtreux Anna de Noailles

Epinay-Champlâtreux

Anna de Noailles : «la pulsation lente du temps»
par François Broche
(extrait)

 

«Ce château, construit au xviiie siècle, s’élevait avec élégance et solidité. Ses larges fenêtres divisées en  petits carreaux regardaient des pelouses rondes. Un massif de myosotis étouffé de feuilles mousseuses luisait dans l’herbe, et c’était comme une petite vague à cimes de pétales bleus. (…) Sabine, dès l’arrivée, aspirait les yeux fermés, avec une folie triste, l’odeur épandue dans le château : odeur de parquets, de dalles polies et glissantes, de sièges rigides, de coffres à bois et de tapisseries. Le grand silence de l’air rendait sensible la pulsation lente du temps.»

Le château des Bruyères décrit par Anna de Noailles dans son roman La Nouvelle Espérance, c’est le château de Champlâtreux.

La jeune Anna de Brancovan, descendante des derniers princes régnants de Valachie (province de l’actuelle Roumanie) avait épousé en 1897 le jeune comte Mathieu de Noailles, descendant par sa mère de l’illustre famille des Molé, qui avait donné à la monarchie plusieurs grands serviteurs – le dernier en date étant Louis, comte Molé, Premier ministre de Louis-Philippe, grand-père de Mathieu.

En 1733, les Molé avaient édifié un château dans un petit village proche de Luzarches. Cette bâtisse austère, confisquée sous la Révolution, avait été restaurée et considérablement embellie par le comte Molé. Sa fille, Clotilde, en hérita lorsqu’il mourut, en 1855. Devenue veuve du duc de  Noailles en 1895, elle aimait à y passer toute la mauvaise saison.

Anna de Noailles n’aimait guère sa belle-mère, qui le lui rendait bien : la comtesse brocardait l’avarice de la duchesse, qui, selon elle, passait les bornes généralement admises dans les grandes familles ; la duchesse s’offusquait de la fantaisie de la comtesse, qui, à ses yeux, frisait l’extravagance. Dans Jean Santeuil, esquisse de la future Recherche du temps perdu, Proust met en scène les jeunes Noailles sous les traits du vicomte et de la vicomtesse Gaspard de Réveillon : Mme de Réveillon est un «grand poète», doté d’un «brillant excès de facultés intellectuelles» et doublé d’une causeuse drôle, acide, éblouissante. Plus tard, il évoquera dans Le Côté de Guermantes (1920) le mariage d’un cousin de Saint-Loup avec «une jeune princesse d’Orient, qui, disait-on, faisait des vers aussi beaux que ceux de Victor Hugo et d’Alfred de Vigny».

On le disait, en effet, et il est vrai qu’elle versifiait depuis sa plus tendre enfance. Mais, pour l’instant, on n’avait encore rien lu d’elle : sa première œuvre – sept pièces intitulées Litanies – ne paraîtrait qu’en février 1898 dans La Revue de Paris. Installé à Paris, avenue Henri-Martin, le jeune couple mène une vie mondaine, mais n’hésite pas à contrarier les opinions dominantes de son milieu (ainsi, Anna et Mathieu n’hésitent pas à afficher leur sympathie pour la cause de Dreyfus).

«Un être de génie», s’extasiait Proust. Ce n’est ni la première fois ni la dernière fois que le mot énorme de génie est prononcé à propos d’Anna de Noailles. «Cette petite fille a du génie !», s’écrie dès 1899 Anatole France, le premier en date d’une longue série d’admirateurs enthousiastes. «Vous obtenez des mots qu’ils expriment l’inexprimable», lui dira joliment Bergson. «Vous êtes le seul poète français», lui écrira le jeune Montherlant en 1920. Dans Portraits-souvenirs, Cocteau parle de «l’électricité qui s’échappe d’elle et qui étonne».

Marie Curie n’hésite pas à la comparer au radium, car Anna de Noailles était lumineuse par elle-même, sans autre stimulation que la flamme mystérieuse qui la consumait, décochant à tous ceux qui l’approchaient un flux ininterrompu de pensées, d’incessantes grêles de mots.

[…]

 

Extrait de l’ouvrage : Balade en Val-d’Oise, sur les pas des écrivains, Alexandrines, avril 1999

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