DIEPPE, ROUEN, LE HAVRE,
La Seine-Maritime,
la Renaissance et la mer,
par Frank Lestringant
(extrait)
La relation de la mer au département de la Seine jadis Inférieure, à présent Maritime, est pour le moins abrupte : une muraille de blanches falaises interrompt le plateau de Caux, laissant en suspens dans les airs pâturages et chaumières, vaches et clochers. Au-dessus des flots qui sapent son assise quatre-vingts mètres plus bas, le cimetière de Varengeville penche dangereusement, menaçant d’effondrement les tombes de Braque et de Porto-Riche et la petite église aux têtes d’Indiens sculptées, qui témoigne d’un temps où les Cannibales du Brésil rendaient de temps à autre leur visite aux marins et boucaniers venus ranger leurs côtes.
À l’Océan la Seine-Maritime oppose donc le rempart de ses falaises, qui en fait une autre Albion. Mais si le pays de Caux est si peu ouvert sur le large, ne communiquant avec la mer que par d’étroites vallées, ces valleuses suspendues sur le vide et se terminant en escalier, et de plus rares ports comme Fécamp ou Dieppe, dont l’étymologie signifie « la profonde », l’estuaire de la Seine, en revanche, offre une voie naturelle d’échange avec l’extérieur. Tout au bout de cet estuaire que remontait autrefois le mascaret, cette vague frontale qu’engendrait l’inversion de la marée, Rouen, alors seconde ville du royaume, dressait ses cent clochers, son arsenal et ses manufactures de drap. C’est de Rouen que partirent les frères Verrazano, des navigateurs florentins au service de François Ier, qui reconnurent en 1524 tout le littoral de l’Amérique du Nord ; à Rouen également que fut conçue et préparée la conquête du Brésil, une région qui, à cette époque, échappait encore très largement à l’emprise portugaise.
Le 1er octobre 1550, un jour pluvieux d’automne, il y eut une éclaircie en début d’après-midi, pour l’entrée solennelle d’Henri II et de Catherine de Médicis à Rouen. Le roi et la reine furent accueillis sur la rive gauche de la Seine, dans les prairies de Saint-Sever, par « trois centz hommes tous nudz, hallez et herissonnez, sans aucunement couvrir la partie que nature commande » : c’étaient d’authentiques Indiens du Brésil, auxquels se mêlaient des matelots normands et quelques dizaines de garces recrutées pour la circonstance et pareillement dévêtues. C’est ainsi que le couple royal et sa nombreuse suite purent contempler le spectacle de la vie sauvage, telle que les navigateurs la découvraient chaque année à l’occasion de la traite du « bois de braise » dans les parages du Cabo Frio ou sur les bords du rio de Janeiro. Dans une nature elle-même travestie pour cet éphémère retour de l’âge d’or, avec des ananas et des régimes de bananes accrochés dans les saules de la rive, se déroulaient les différentes phases de la vie primitive : sieste à deux dans un hamac, pêche, chasse à l’arc aux oiseaux – des perroquets avaient été lâchés tout exprès –, rondes autour d’un arbre-mât de Cocagne, transport à dos d’hommes du pau brasil jusqu’aux canots des navires marchands, etc. L’irruption des féroces Tabajares, ennemis héréditaires des Tupinikins alliés quant à eux des Français, transformait soudain ce paysage pacifique en un champ de bataille. Un rapide corps à corps se concluait par la déroute des intrus et l’incendie de leur village. Un peu plus tard une naumachie à l’antique était jouée sur la Seine et montrait l’abordage d’une caravelle portugaise par un navire français, sa prise de haute lutte et son incendie « au grand effroi et à l’indicible joie des regardants ».
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Extrait de l’ouvrage : Balade en Seine-Maritime, sur les pas des écrivains (c) Alexandrines, mars 2007