CRECY-LA-CHAPELLE
Lieux houellebecquiens
par Dominique NOGUEZ
(extrait)
J’ai rencontré pour la première fois Michel Houellebecq dans une enclave privée du jardin du Luxembourg, sous de beaux grands arbres, lors d’une fête organisée en 1991 par les éditions du Rocher, installés alors rue de l’Odéon. Le poète Michel Bulteau, qui l’avait accueilli quelques mois plus tôt dans sa collection « Les infréquentables » pour un Lovecraft au sous-titre déjà très houellebecquien – « Contre le monde, contre la vie » –, nous avait présentés l’un à l’autre et, n’ayant que dix minutes à passer dans cette fête, je les avais très volontiers consacrées à ce jeune hurluberlu qui disait avoir des choses à me dire. J’avais, quant à moi, à lui faire part de l’extrême jubilation que m’avait inspirée la lec-ture à voix haute dans son bureau par Joaquim Vital, di- recteur des éditions de la Différence, un certain jour de 1990 ou 1991, d’extraits de Rester vivant et de poèmes de la Poursuite du bonheur, dont Bulteau venait de lui conseiller la publication.
Depuis, l’extension de l’espace vital de Michel n’ a pas cessé, sans trop de lutte, je crois. Je l’ai rencontré plusieurs fois aux abords de son lieu de travail, l’Assemblée nationale, et à la Maison des écrivains, rue de Verneuil ; une fois même, en 1993, nous avons poussé jusqu’à la rue de la Fidélité, près de la gare de l’Est, puis une autre fois, toujours plus au nord, jusqu’à Bruxelles, où en compagnie de Marie-Pierre, sa future femme, et de l’écrivain-éditeur John Gelder, nous étions partis à la rencontre de quelques menus poètes belges (« menus », façon de parler : William Cliff et Jean-Pierre Verheggen sont, chacun à sa façon, de sacrées grandes gueules). Ensuite, les lieux sont ceux de ses livres.
Après Rester vivant, qui garde un niveau d’abstraction peu propice à l’évocation locale pittoresque, il a planté le décor de la Poursuite du bonheur à Paris & environs (on y reconnaît le boulevard Pasteur, la station de métro Ségur, la FNAC de la rue de Rennes, le jardin du Luxembourg, et maints HLM probablement périphériques), avec, déjà, quelques échappées vers Le Havre ou Francfort, voire Santiago du Chili, en attendant les Venise et Djerba de Renaissance, le recueil de poèmes suivant.
Dans un de ses plus beaux textes, « Approches du désarroi », écrit en 1993, et repris dans Interventions, il décrit le lycée du Raincy désert, en mai 1968, et la gare d’Avignon paralysée par une grève en 1986.
Quand il quitte Paris, le héros d’Extension du domaine de la lutte est ballotté de Rouen à La Roche-sur-Yon et de Rueil-Malmaison à Saint-Cirgues-en-Montagne. Les deux demi-frères des Particules élémentaires vont, eux, de l’Yonne et d’Alger à Clifden en Irlande et à Verrières-le-Buisson, via un certain camping proche de Royan – ou de Cholet, comme il fut rectifié contre toute vraisemblance, après le procès intenté par le directeur du camping.
Enfin, à l’orée du nouveau siècle, voici le « milieu du monde » : Lanzarote, cette île des Canaries célébrée à la fois par la photo et la fiction dans l’ouvrage du même nom, et la Thaïlande de Plateforme, haut lieu du tourisme international plus ou moins « sexuel », nouveaux objectifs d’une ambition balzacienne étendue à la terre entière. Sans parler maintenant de cette maison irlandaise où fait régulièrement halte un auteur si nomade et dont le nom, The White House, fait de son propriétaire le seul véritable rival européen du président des États-Unis…
Ainsi, de lieu en lieu, directement ou par ses livres, de l’informaticien dépressif au rayonnant crooner psalmodiant ses poèmes sur fond de musiques rock, du moraliste noir de Rester vivant au romancier déchiffreur du monde mondialisé, j’ai connu plusieurs Michel Houellebecq.
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Extrait de l’ouvrage : La Seine-et-Marne des écrivains, Alexandrines, 2015.