Cormeilles-en-Vexin
Octave Mirbeau le grand démystificateur
par Pierre Michel
(extrait)
«Don Juan de l’Idéal» pour le poète Georges Rodenbach, «seul prophète de ce temps» pour Apollinaire, Octave Mirbeau (1848-1917) apparaît comme le justicier des arts et des lettres et comme le grand démystificateur, qui dessille nos yeux aveuglés et démasque les puissants. Auteur de récits à succès et au vitriol – au premier rang desquels Le Journal d’une femme de chambre (1900) – en même temps que de romans dostoïevskiens (L’Abbé Jules, 1888) et existentialistes avant la lettre (Dans le ciel, 1893), Mirbeau a également triomphé avec sa grande comédie classique de mœurs et de caractères Les affaires sont les affaires (1903), qui n’a rien perdu de sa force et de sa modernité, et avec ses Farces et moralités (1904), qui ouvrent la voie au théâtre de Brecht, d’Anouilh et d’Ionesco. Mais il a été aussi, pendant quarante ans, un journaliste de premier plan, le plus prestigieux, le plus influent, et partant le mieux payé de son temps. Intellectuel engagé, d’inspiration libertaire, bretteur infatigable, polémiste redoutable, il a ferraillé dans les grands quotidiens contre tout ce qui mutile, exploite et écrase l’homme, il s’est battu pour le capitaine Dreyfus aussi bien que pour les droits des enfants, des exclus, des chômeurs et des prostituées : il a, selon le mot de Zola, «donné son cœur aux misérables et aux souffrants de ce monde». Doué d’un goût très sûr, voire d’une véritable prescience, il a aussi joué un rôle éminent de critique littéraire et de critique d’art en soutenant les novateurs : il a imposé des écrivains inconnus ou incompris, tels que Maeterlinck, Gourmont, Bloy et Marguerite Audoux ; il a été le meilleur ami et le chantre attitré de Claude Monet, de Camille Pissarro et d’Auguste Rodin, avec qui il a entretenu une riche correspondance (publiée en trois volumes) ; il a révélé le «génie» de Van Gogh – qui lui inspire le peintre Lucien de Dans le ciel –, de Camille Claudel, de Maillol et d’Utrillo ; il a été le premier à soutenir Vuillard, Bonnard et Vallotton ; et ses interventions à la hache, en premier-Paris, ont contribué à la «révolution du regard» mise en œuvre par les grands artistes qu’il soutenait.
A l’âge de cinquante-six ans, devenu riche sur le tard, mais fatigué, il aspire, sinon à la retraite, du moins à une vie plus sereine, à l’écart de la Babylone moderne et de ses «miasmes morbides», et souhaite se ressourcer au sein de la nature et au contact des paysans. Après avoir longtemps cherché, il s’installe en 1904 à Cormeilles-en-Vexin, dans un vaste hôtel du XVIIIe siècle baptisé «château» et que son épouse, l’actrice Alice Regnault, a acheté pour la coquette somme de cent cinquante-huit mille francs (soit plus de trois millions de nos francs). Ambitionnant secrètement de jouer dans le Vexin le rôle de Voltaire à Ferney, il compte mettre à profit les droits d’auteur de Les affaires sont les affaires pour offrir un bel exemple de développement économique et social qui soit en même temps respectueux des hommes et de l’équilibre écologique…
Bel idéal, en vérité, et qui, un temps, parvient à entretenir son enthousiasme. Habillé en campagnard, notre gentleman-farmer, à la tête d’une escouade de jardiniers et de journaliers, multiplie les cultures et les greffes et caresse de grands projets d’agronomie moderniste. Il se persuade que de «cultiver son jardin» de la sorte contribuera à l’épanouissement général. Lyrique, il clame les vertus de la «diligente agriculture» et de l’«industrie active» et se désintéresse de plus en plus de la littérature, à laquelle il a cessé de croire depuis longtemps. Las ! son rêve de Lumières et de Progrès ne tarde pas à se briser contre la brutalité des faits qui, on le sait, sont «têtus». Loin d’être réceptifs aux expériences de leur nouveau «châtelain» et d’être sensibles à ses sentiments généreux, les indigènes le considèrent avec jalousie, inquiétude, suspicion et incompréhension. Leur «misonéisme» spontané, soigneusement entretenu par les notables de la IIIe République, si mal nommée, se double d’une xénophobie de clocher, dont tous les étrangers au village – même le notaire, installé pourtant depuis des années – font les frais. Bref, notre idéaliste impénitent est cruellement déçu, et la misanthropie de qui a trop aimé les hommes ne tarde pas à supplanter la ferveur de l’intellectuel libertaire.
[…]
Extrait de l’ouvrage : Balade en Val-d’Oise, sur les pas des écrivains, Alexandrines, avril 1999