CORBEIL
Ubu sur la berge
par Philippe RÉGIBIER
(extrait)
Qui sait à Corbeil, ou plus exactement qui savait, jusqu’à ce que, tout récemment, la municipalité eût décidé de donner son nom à une petite place de la ville, qu’Alfred Jarry avait passé une partie de sa vie si courte sur les bords de la Seine ? Son oeuvre, pourtant, n’est-elle pas tout imprégnée d’odeurs aquatiques et fluviales ?
C’est que Jarry est tout le contraire d’un auteur « grand public ». Écrivain marginal s’il en est, souvent déconcertant et même irritant, qui, par le moyen de l’outrance, s’est, comme on a pu l’écrire, délibérément « offert en hostie à la dérision et à l’absurdité du monde1 », il est ignoré par les uns, banni par d’autres, connu et apprécié seulement de quelques privilégiés qui ont osé pénétrer dans son univers insolite.
Le jeune Alfred Jarry qui débarque à Corbeil au printemps 1898 n’est pas un débutant du monde des lettres. Il a déjà donné des preuves de son talent original et il a sa place parmi les écrivains de son époque, celle du symbolisme.
Né en 1873 à Laval d’un père mayennais simple négociant, et d’une mère bretonne passablement fantasque, il a vagabondé avec cette mère bizarre et une soeur, Charlotte, de huit ans son aînée, tout le temps de ses études, à Saint-Brieuc, d’abord, puis à Rennes, où un pittoresque professeur de physique lui inspira dès l’abord le personnage du « père Ubu », qui désormais le hantera et auquel il finira même par s’identifier. En 1891, Jarry et sa mère arrivent à Paris, où le jeune homme tente à deux reprises, sans succès, le concours de Normale supérieure. Il a déjà noirci beaucoup de papier et opte pour la carrière d’écrivain. Il commence à donner quelques articles à des revues littéraires, côtoie Mallarmé, se lie à Léon-Paul Fargue et aux Vallette, fréquentant avec assiduité les soirées de Rachilde, romancière, critique littéraire et épouse d’Alfred Vallette qui, lui, dirige le Mercure de France.
Au printemps 1898, donc, Jarry, et cinq de ses amis dont les deux Vallette, louent pour l’année une maison à Corbeil, au bord de la Seine, au numéro 19 du quai de l’Apport-Paris.
Des Vallette, j’ai déjà dit un mot. Rachilde, de son vrai nom Marguerite Eymery, épouse Vallette, alors presque quadragénaire, organisatrice des « mardis » du Mercure, tenait dans la revue une chronique de livres et composait des romans 1. Jarry, qui ne prisait guère les femmes mais l’avait, elle, en grande estime, voyant en elle une exception, l’appelait « celle qui horsnature ». Alfred Vallette était, tout naturellement, « celui qui Mercure ». Quillard, fondateur de la revue La Pléiade, auteur de vers, tenait au Mercure la rubrique de littérature et de poésie. Hérold, un chartiste, était traducteur et Collière, qui, comme Jarry, n’avait que vingt-cinq ans, était linguiste et auteur d’un docte ouvrage sur La Langue de Théocrite.
Pourquoi, est-il permis de se demander, le choix de Corbeil ? Ce secteur du val de Seine était alors prisé par un certain nombre de gens de lettres qui y avaient une résidence. On y notait deux pôles : la forêt de Sénart où on trouvait Alphonse Daudet à Champrosay, Nadar à l’ermitage de Sénart, Demolder, Rops, illustrateur de Baudelaire, à Essonnes ; et la forêt de Fontainebleau, avec les Goncourt à Barbizon, Mallarmé à Valvins, Mirbeau à Veneux-Nadon, Pierre Louÿs et quelques autres à Montigny-Marlotte. Tous étaient liés et se recevaient entre eux. La région était devenue une colonie littéraire.
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Extrait de l’ouvrage : Balade en Essonne, sur les pas des écrivains, Alexandrines, 2010