CHOISEL
Michel Tournier, De Choisel
Propos recueillis par Marie-Noëlle CRAISSATI
(extrait)
Un petit mystère que je n’ai jamais pu éclaircir se renouvelle tous les ans sur ma pelouse de Choisel. Au 1er mars très exactement, plusieurs couples de canards colverts atterrissent dans mon jardin. Ils s’y livrent à des ébats tout à fait indécents. Ils pondent sous mes arbres, ils couvent, des canetons sortent des oeufs et, dès le 1er juillet, tout le monde s’en va. Je ne les revois plus jusqu’au 1er mars suivant.
J’aime beaucoup le canard, c’est un animal jovial, gai, bon garçon. Il est suradapté à son milieu, car il nage, il marche, il plonge, il vole…
Je suis né à Paris. J’étais tellement malingre à six ans que le médecin dit à mes parents : « Si vous voulez qu’il vive, il faut partir. » J’ai passé mon enfance à Saint-Germain-en-Laye, 12 rue d’Alsace. Un rêve d’enfant Saint-Germain-en-Laye ! Je jouissais de tout ce qu’un enfant peut désirer : un jardin, un chat, un chien, une bicyclette, un cheval, la forêt.
Nous en avons été chassés en 1940 par les Allemands.
J’écris depuis toujours. J’écrivais des lettres très longues que je recopiais et gardais dans un cahier. C’est une attitude caractéristique d’un écrivain de conserver ce qu’il écrit. Jeune, j’ai profité de l’influence du frère de mon grand-père maternel : il était germaniste — je connais bien l’allemand —, il était curé — j’habite ce presbytère —, et il avait une bibliothèque admirable, dont une Bible en 20 volumes qui est ici, commentée ligne par ligne. C’est tout un côtéde ma culture, la Bible ; je suis un auteur très biblique, l’orientation religieuse de certains de mes livres comme Gaspard, Melchior et Balthazar, ou encore Eleazar, l’atteste.
Zola disait, pas un jour sans une ligne, et il ajoutait : dix pages c’est ma ration. Moi j’écris très peu, j’ai commencé tard, j’ai publié une vingtaine de livres en tout. Je suis lent, et j’ai besoin d’une énorme maturation. Je garde plusieurs livres au feu, certains meurent, d’autres aboutissent. Tout ce que j’ai publié, je l’ai écrit ici.
J’ai 76 ans, je suis à Choisel depuis 1957, et il y a des chances pour que je ne le quitte, comme on dit, que « les pieds devant ». D’ailleurs le cimetière est mitoyen du jardin. J’ai tenté de m’en détacher, notamment en achetant une maison à Arles. Vainement. C’est que je n’ai pas d’autre famille que les gens du village — une centaine. Un père de famille s’en va avec sa femme et ses enfants. Moi, quand je pars, je n’ai plus personne… J’ai vécu ici les dernières années de la campagne française traditionnelle. Le «plateau» était divisé en une mosaïque de petites exploitations agricoles, quinze hectares, six vaches, un poulailler, un clapier. Le soir nous nous retrouvions pour prendre le lait frais. Les enfants apprenaient à pousser la charrue et à traire les vaches. Cela leur suffisait pour la vie. Aujourd’hui une entreprise agricole exploite quelque 350 hectares avec des machines grosses comme des maisons. Autant dire qu’il n’y a plus personne, et l’école communale du village a disparu.
Tournier : Mon nom ne vaut rien comme nom d’auteur. Tout au moins n’est-il pas ridicule, mais il ne me permet pas de signer des textes sublimes. J’ai fait plusieurs tentatives pour adopter des pseudonymes et n’ai jamais réussi. Aussi, quelquefois, quand en écrivant j’ai des pensées élevées, je les attribue à un personnage que j’ai baptisé Angelus Choiselus. « De Choisel », bien sûr. Ainsi dans mes ouvrages, je le cite : « Comme l’a dit admirablement Angelus Choiselus… ». (Je peux même lui envoyer des fleurs, ce que je ne pourrais pas faire pour moi…).
Un jour, un prêtre vient vers moi et me dit :
– Dans mes sermons, je fais souvent référence à Angelus Choiselus, j’aimerais que vous me parliez de lui. Où puis-je trouver ses ouvrages ?…
[…]
Extrait de l’ouvrage : Balade en Yvelines, sur les pas des écrivains (c) Alexandrines, mars 2011.