Rimbaud à Charleville-Mézières

CHARLEVILLE-MÉZIÈRES

Arthur Rimbaud et « le cosmorama Arduan »,
par Pierre BRUNEL
(extrait)

« Comme sa langue, la littérature française est esclave » : ce trait acéré a été lancé par Giacomo Leopardi, le 7 novembre 1821, dans le Zibaldone, son immense Journal dont nous disposons depuis peu en version intégrale. L’attaque aurait pu venir de Rimbaud, et on en trouve l’équivalent dans la lettre qu’il adressait à un jeune poète de Douai, Paul Demeny, le 15 mai 1871. Il y écrivait, à propos de l’« exécrable » Musset :

« Tout est français, c’est-à-dire haïssable au suprême degré ; français, pas parisien ! […] on savourera longtemps la poésie française, mais en France ».

Rabelais, Voltaire, La Fontaine font, dans la même lettre, les frais de cette attaque. Château-Thierry n’y serait donc pas plus épargné que Charleville présentée dans une autre lettre, le 25 août 1870, comme « supérieurement idiote entre les petites villes de province ». C’est à son professeur de lettres, Georges Izambard, rentré chez lui, et également à Douai, qu’Arthur avait adressé ce jugement acide sur sa ville natale.

Il en résulte une gêne. Charleville célèbre son enfant génial, et pourtant celui-ci ne l’a épargnée, ni dans sa correspondance, ni même dans ses poèmes. Ainsi dans « À la Musique », dont la première version que nous vous présentons est contemporaine de la lettre précédente. L’indication liminaire « Place de la Gare, tous les jeudis soirs, à Charleville » ne décrit pas un lieu de tous les émerveillements. Non, cette place est « taillée en mesquines pelouses » ; on y voit des « bourgeois poussifs » ; on y entend un « orchestre guerrier » dont des « rentiers à lorgnons soulignent tous les couacs ». Nul n’est épargné, ni le bourgeois « à bedaine flamande », ni les « grosses dames » au bras de bureaucrates bouffis, ni des sentencieux « épiciers retraités », ni les « pioupious » qui « caressent les bébés pour enjôler les bonnes ». Arthur Rimbaud se compte-t-il au nombre des « voyous » qui « ricanent » dans ce « square » trop « correct », « au bord des gazons verts » ? Il se contente de voir, de « regarder toujours ». Il veut être différent aussi, « débraillé comme un étudiant ». En fait, il sort seulement de la classe de première du Collège municipal de Charleville. Il a quinze ans et demi. Et il n’a pour l’instant de fuyant que le regard. Pourtant, quelques jours plus tard, le 29 août, il quitte la maison maternelle, il prend le train, il accomplit sa première fugue qui s’achève à Paris, mais piteusement : arrêté pour titre de transport insuffisant et pour vagabondage de mineur, il est conduit à la prison de Mazas, d’où il lance un appel à Izambard, le 5 septembre, le lendemain de la chute de l’Empire.

Il a voulu échapper au lieu : il y sera obstinément reconduit, et jusqu’à la veille de sa mort, en août 1891, entre deux séjours à l’hôpital de Marseille. Il a cherché à ruser avec les autorités : elles le reprennent. Il a cru pouvoir rompre avec son temps, mais lors même qu’il passait de Charleville à Paris, les circonstances n’ont pas changé. Même si Napoléon III est vaincu, même si le régime impérial s’effondre, la guerre est là, et avec la guerre le Mal, qui donne son titre à un autre des poèmes de 1870. Ce que Rimbaud a haï, ce n’est pas Charleville, Ardennes ; c’est Charleville en temps de guerre, quand depuis la déclaration d’hostilité de la France à la Prusse, le 9 juillet, « elle voit pérégriner dans ses rues deux ou trois centaines de pioupious », quand la population devient « prudhommesquement spadassine » et quand les « épiciers retraités » eux-mêmes « revêtent l’uniforme ». Le poème « À la Musique » ne peut être compris que dans le cadre de Charleville en temps de guerre et du « patrouillotisme » ambiant.

[…]

 

Extrait de l’ouvrage : Balade dans les Ardennes, sur les pas des écrivains (c) Alexandrines, 2004.

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