Cergy Annie Ernaux

Cergy

Cergy ville ouverte
par Annie Ernaux
(extrait)

 

 

C’est le hasard d’une nomination administrative de mon mari qui m’a conduite à Cergy, en 1975. Je ne savais pas du tout à quoi pouvait ressembler une «ville nouvelle». Au début, j’ai éprouvé un violent sentiment d’étrangeté. Cergy ne correspondait en rien à l’idée que je me faisais d’une ville, des rues bordées de maisons menant vers un centre, avec des commerces, des passants sur les trottoirs, un lieu dans lequel on pénètre, qui vous enserre dans ses murs. On ne  pénétrait pas dans Cergy. C’était un territoire aux limites incertaines, avec des groupes erratiques d’immeubles aux couleurs pastel, des lotissements de pavillons, entre lesquels s’étendaient des espaces herbeux et des chantiers érigés de grues. Un paysage qui me rappelait celui de mon enfance, dans la Normandie en reconstruction.

Il était très difficile de s’orienter en voiture, je me perdais, me retrouvais dans la zone industrielle. On ne pouvait demander son chemin à personne, tout le monde venait d’arriver. Partout, c’était le même silence. Je ne me sentais pas dans une ville, mais posée quelque part en Île-de-France, entre le grand ciel mouvant et les champs.

Le plus désorientant était l’absence de tout repère temporel et historique. La ville nouvelle est par définition sans mémoire : rien que du neuf, aucun signe du temps passé ni de l’histoire des gens, inscrit dans des enseignes, des pavés usés, des toitures moussues. Pas même une avenue René-Coty, un boulevard de la Libération, toutes les rues portaient des noms bucoliques ou animaliers, comme si les concepteurs avaient voulu effacer l’Histoire, créer un homme nouveau comme la ville.

Le seul endroit qui me paraissait vivant et humainement chaud était le centre commercial des Trois-Fontaines, une sorte de gros cargo échoué au milieu d’un terrain vague. Lorsqu’on y entre, il se referme sur vous, comme un lieu matriciel, où l’on se sent protégé. C’est là que, dans les années 1980, Éric Rohmer a fait s’entrecroiser les jeunes gens dont il observe les relations dans L’Amie de mon amie.

Je me souviens avoir lu sur le tablier d’un pont au-dessus d’une voie : «ygrec», Cergy, que le scripteur avait par maladresse écrit à l’envers. Et avoir pensé aussitôt que c’était vraiment cela, la ville nouvelle, l’inconnue des équations, une énigme. On ne savait pas ce qu’elle était, ni ce qu’elle deviendrait.

[…]

 

Extrait de l’ouvrage : Balade en Val-d’Oise, sur les pas des écrivains, Alexandrines, avril 1999

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