BRINVILLE
Marcel Arland, un monde de ferveur, de grâce et de nuit
par Jean BLOT
(extrait)
Brinville. Il y avait la beauté du nom, Marcel Arland le prononçait comme on le fait de celui d’une femme aimée en secret.
C’était un château, mais il ne fallait pas le dire par crainte de blesser le châtelain qui tenait à ses origines paysannes plus farouchement que d’autres à leurs quartiers de noblesse. C’est seulement en arrivant à Brinville que l’on se décidait à prononcer « le château », ne serait-ce que pour le trouver. Et puis là-bas, parmi les frondaisons hautaines, si loin déjà de l’autoroute que l’on venait à peine de quitter, le mot résonnait autrement tandis que montait autour un monde de ferveur, de grâce et de nuit que l’on reconnaissait pour l’avoir découvert et aimé porté par l’une des plus belles proses du siècle, dans l’oeuvre de Marcel Arland.
Brinville était un privilège. Ceux qui n’avaient pas été invités jalousaient les élus, écoutaient envieusement leurs récits, comme s’il s’était agi d’un pèlerinage au lieu saint de la littérature. Il y avait un mystère que les initiés évoquaient, tout en se déclarant incapables d’en communiquer la nature. Son tour venait enfin ! L’invitation tant désirée était formulée comme une prière dont on vous assurait à l’avance que l’on comprenait très bien que, ayant mieux à faire, vous la refusiez. On acceptait avec émotion et le sourire revenait illuminer un visage presque minéral dans sa douloureuse austérité. « Alors, voilà… vous ne pouvez vous tromper » et le châtelain d’exposer, avec une animation soudain joyeuse et la passion de convaincre comme les plus simples du monde, les tours et les détours d’un labyrinthe dont il devenait évident que l’on ne sortirait que par la chance et la foi. Une route qui fait le gros dos.
Est-ce à droite ? C’est à gauche. Une pancarte qui signale l’entrée de cet avant-poste de la forêt. Des maisons se cachent ; les jardins, pour mieux préserver les privilèges des élus se détournent. La route descend comme si elle consentait et se rendait : « On a trouvé ! » Oh ! pas encore ! Car c’est au bout du village, là où il se défait, derrière un grand champ vide où le soleil s’est endormi. Les marronniers aux feuilles romanes, un vert religieux, un chien qui donne de la voix. C’est la maison du gardien.
Il se nomme Bouda. J’oublie le nom du chien. Je ne suis pas sûr qu’il en eût un tant sa condition était modeste et asservie au chat du château, Néron.
Le bruit des graviers ; les arbres s’écartent ; la lumière gracieuse qui se pose, pour le caresser, sur le mur du XVIIIe siècle et brille dans ses hautes fenêtres. Le maître de maison est là, à vous attendre, assis sur un banc. Il fait signe, il vous sourit, il voudrait bien se lever ; il ne le peut : Néron dort sur ses genoux. « Mais enfin Marcel ! »
On entend Janine. Elle surgit les cheveux noués dans un beau turban, le regard vert qui illumine et tandis qu’on l’embrasse : « Il est impossible ! l’esclave de son chat… Enfin, Marcel, on se lève pour accueillir ses invités ! » Marcel soupire ; Marcel sourit. Il montre le chat qui dort ; et qu’il ne faut pas déranger. On comprendra. On a compris. C’était un jeu. Il y en avait beaucoup d’autres depuis que, en 1935, le jeune couple avait pu acheter ce château, où ils devaient un demi-siècle plus tard, elle moins d’un an après lui, s’éteindre sans douleur et sans bruit.
Le bonheur ? Ils l’ont cherché avec passion. Rien ne pouvait lui mieux convenir que ce château songeur, que ce parc où les arbres respiraient largement, où les fleurs vous interrogeaient au passage, où, acceptant cependant de précéder Marcel dans ses promenades infinies qui ressemblaient à une quête du Graal, le chat Néron régnait. Dans le parc était une ombre ; dans l’âme un déchirement. La maladie de la fille unique interdisait le bonheur. Elle avait grandi là, Brinville aurait dû être le jardin de l’enfance. Il fut le théâtre de son drame.
[…]
Extrait de l’ouvrage La Seine-et-Marne des écrivains (c) Alexandrines, 2015