De La Ville de Mirmont, Lafon et Rivière à Bordeaux

BORDEAUX

Une génération perdue,
par Michel Suffran
(extrait)

On peut écrire, à la rigueur, l’histoire d’un mouvement intellectuel, d’une « école littéraire » (le Romantisme, le Naturalisme, le Surréalisme…). Mais, entre les écrivains appartenant à ce que j’ai naguère appelé « la Génération Perdue » bordelaise, il est impossible de découvrir une idéologie commune : ce furent, avant tout, des destinées solitaires, tardivement ou furtivement entrecroisées.

Dans cette ville socialement cloisonnée et hiérarchisée que fut Bordeaux, à la charnière entre le xixe et le xxe siècles, un « esprit de caste » sévissait, rendant à peu près impensables de véritables contacts entre deux esprits appartenant à des milieux différents. Ainsi les « fils » de haute bourgeoisie chartronnaise – armateurs, magistrats, propriétaires viticoles – occupaient le sommet de la pyramide. Jean de La Ville de Mirmont, dont le père fut un universitaire fameux, n’appartenait pas au même microcosme que François Mauriac, descendant de la moyenne bourgeoisie commerçante et terrienne. Et ce fut presque miracle que le jeune Mauriac se liât de fraternelle amitié avec André Lafon, issu d’une famille d’instituteurs du Blayais !

Et pourtant il m’est très tôt apparu comme évident qu’entre Jean Balde (pseudonyme masculinisé de Jeanne Alleman, l’unique femme du « groupe »), André Lafon, Jean de La Ville, Georges Pancol et Jacques Rivière – pour ne citer que ces noms – un lien très intense existait. Ou, pour parler plus justement, un réseau serré de liens, de connivences.

D’abord le fait d’être venus au monde, à quelques mois près, autour de l’année 1885, en cette période anxieuse où les séquelles morales de « l’humiliante défaite de 70 » travaillaient, sourdement, une société dont l’opulence affichée cachait mal la fêlure qui devait la précipiter dans le gouffre sanglant de la « grande guerre » de 14-18, où tant de ces frêles bateaux ivres devaient naufrager.

Ensuite, l’appartenance viscérale, charnelle, à cette vaste cité portuaire, travaillée par les songes et les appels des « grands départs inassouvis ».

Tous avaient tourné en rond, en proie à un marasme de révolte et de ferveur, au hasard de son noir labyrinthe. Arpenté ses rues sombres et murées, tour à tour ouatées de brume ou écrasées de soleil. Les poings serrés, le cœur ébloui, rêvant, à la fois, d’exalter la cité matricielle et de s’en évader. État d’esprit paradoxal que révèle une confidence de Mauriac : « Les maisons, les rues de Bordeaux ce sont les événements de ma vie, mon enfance et mon adolescence détachées de moi, pétrifiées… » Et un cri où révolte et passion se confondent : « J’aime et je hais Bordeaux comme moi-même ! »

[…]
Extrait de l’ouvrage : Balade en Gironde, sur les pas des écrivains, Alexandrines, mars 2008.

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