BEAUVAIS
Pierre Goubert ou le rendez-vous avec Clio
par Philippe BONNET-LABORDERIE
(extrait)
Au début des années 1960, emprunter la thèse de Pierre Goubert, «Beauvais et le Beauvaisis de 1600 à 1730», parue tout récemment, relevait de l’exploit pour nous, jeunes agrégatifs. Nous nous la disputions en effet dans ce haut lieu du savoir historique que constituait la bi-bliothèque Lavisse où nous étions parcimonieusement admis, en un temps où la vieille Sorbonne n’était pas encore saucissonnée comme aujourd’hui en plusieurs Paris soigneusement numérotés. Depuis, cette œuvre magistrale, fruit d’une recherche alors très neuve, est devenue un «classique», vulgarisé dès 1968 dans le grand public.
Pourtant, «ce ne fut pas l’amour du pays natal, mais les hasards d’une nomination administrative3»qui conduisirent Pierre Goubert en pleine guerre à Beauvais : une ville non seulement occupée par les Allemands, mais dont le centre avait été sinistré à plus de 80 % par le fer et le feu lors des bombardements de juin 1940.
Né en janvier 1915, d’une famille modeste au cœur du vieux Saumur, le futur historien eut dû «normalement» limiter son horizon à l’Anjou. Il acquiert une solide formation donnée par certains de ses maîtres, remarquables pédagogues, dont se souvient encore avec émotion l’homme mûr qu’il est devenu. Grâce à eux, à son goût de la lecture, à sa vive intelligence, l’adolescent obtient certificat d’études1,brevet supérieur, concours d’entrée à l’École normale d’Angers qui lui permet de devenir instituteur dans son département. Il réalise ainsi une «belle ascension sociale» au regard de son milieu d’origine. La vie, la réussite à un autre concours d’entrée, celui de l’École normale supérieure de l’enseignement primaire de Saint-Cloud, en décident autrement. Étape essentielle dans sa formation que ce séjour à Saint-Cloud de 1935 à 1937, puisque c’est là que le jeune provincial découvre le cinéma, le théâtre, mais surtout Marc Bloch et les historiens des «Annales», l’histoire dans sa globalité, la vraie !
Commence alors pour Pierre Goubert «la vie active» : nomination à l’École normale de Périgueux, service militaire à la météorologie, École primaire supérieure de Pithiviers, arrivée pour la rentrée d’octobre 1941 à l’E.P.S., puis collège moderne et école professionnelle de Beauvais, rue des Jacobins, tandis que sa femme est nommée à l’école communale de Voisinlieu, 82 rue de Paris, grâce à quoi il trouve dans cette ville sinistrée un premier logement.
Il enseigne moins l’histoire que la littérature française et les grands auteurs tels Racine, Molière, Musset mais aussi Zola. Selon le témoignage de ses anciens élèves, pris par son sujet, il lui arrive quelquefois de bégayer tant il a de choses à leur dire. Mais il a toujours l’art de leur faire retenir ce qui est essentiel. Sa langue est colorée et vivante, l’homme est direct et entier qui pendant toute la guerre fait cours dans sa classe avec le portrait du maréchal Pétain retourné à l’envers (ce dernier est même brûlé !). Ce qui suscite des enthousiasmes quelquefois dangereux qu’il lui faut calmer chez certains de ses jeunes élèves : leur action la plus remarquable est le vol d’un wagon de bestiaux destinés aux Allemands dont la viande est revendue ensuite clandestinement à bas prix… Les cheminots, nombreux dans le petit peuple de Voisinlieu, les ont sans doute aidés dans cet exploit.
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Extrait de l’ouvrage : Balade en Oise, sur les pas des écrivains (c) Alexandrines, mars 1998.