André Dhôtel à Attigny

ATTIGNY
André Dhôtel, le géographe de l’Ardenne pouilleuse,

par Patrick REUMAUX

« Je veux écrire ma nonchalance »

André Dhôtel, tout le monde le sait, s’est proclamé cancre, traînard, paresseux, écrivain de Série B et j’en passe… Façon de parler d’autre chose que de l’essentiel : la méthode. Il y a une œuvre logique d’André Dhôtel. Une logique, pourrait-on dire, de l’orage. Quel est l’événement que l’on attend quand il fait de l’orage ? La foudre. Que se passe-t-il quand la foudre tombe ? Le ciel se rompt. L’œuvre de Dhôtel est une logique de la rupture : un ciel qui se rompt.

« Et par instants, à travers des temps prodigieux
tombait de la pompe une goutte d’eau
en l’écuelle d’étain qui chantait longtemps. »

Le Mont de Jeux, près d’Attigny (où Dhôtel est né le 1er Septembre I900), est un hameau situé au cœur de ce que j’appelle l’Ardenne pouilleuse, car le sol est calcaire. On y respire de la poussière blanche, ce qui permet d’échapper aux vertes frondaisons et au mystère de la forêt. Il n’y a qu’une seule rue. Quand on vient de Semuy en montant par la route en lacets, les maisons, à gauche, lorgnent la rivière. A droite, des prés ou des blés jusqu’à la lisière des bois. Le soir, Dhôtel, qui avait acheté un baraquement en bois à la SNCF et l’avait perché dans ce hameau, au bord d’un précipice, s’asseyait sur le seuil et regardait, plus loin que les blés, la lisière. Que voyait-il ? Je ne sais pas. Personne ne l’a su. Ne le saura jamais. Mais il m’a souvent dit : « N’oubliez pas de regarder les franges, les lisières. Souvenez-vous de Rimbaud : les claires-voies. » Il fumait, assis sur le seuil et, bien sûr, il attendait. Comme Timard, dans Le Ciel du Faubourg, il attendait. Il n’était d’ailleurs pas « comme » Timard, il était Timard et le ciel du soir était le ciel du faubourg. Qu’attendait-il ? Qu’il survint dans le monde une rupture décisive. J’ai parlé de la foudre ( on s’en protège, affirmait-t-il, avec des plumes de chardonneret) il y a plus décisif : une goutte d’eau tombant de la pompe. Elle se trouvait, cette pompe, à l’autre bout du hameau, en face de la vieille maison de pierres que les Dhôtel habitaient l’été. Pas d’eau courante, une vague installation électrique. Dans la chambre à coucher au premier étage : plafond crevé avec un arbre passant au travers.

Sa voix était le glissement des lumières
au ras des nuages,[…] Je vois des enfants
Et des lilas regrettés vivants extraordinaires

Je ne sais pas d’où viennent les lilas. Ils se sont éteints ou fanés dans l’œuvre. Le vent, au Mont de Jeux, n’apportait pas l’odeur des lilas, mais, en face de la vieille maison à la pompe, celle de la mélisse. Dhôtel (faut-il le rappeler ?) était un excellent botaniste… mais un mycologue du dimanche, contrairement à la « légende ». Un mycologue du dimanche, qui écrivit cependant sur la mycologie un livre stupéfiant qu’aucun mycologue n’écrira jamais. Il faut s’y faire. André Dhôtel était André Dhôtel : un écrivain de (tout) premier ordre. Un très grand écrivain, qui avait, à la fin de sa vie, perdu l’œil gauche. Je me rappelle lui avoir demandé : « Ça ne vous gêne pas pour conduire, André ? » Réponse : « Pas trop. Il me suffit de ne pas tourner à gauche. » L’œil éteint, les lilas deviennent « regrettés vivants extraordinaires ». Demeurent les enfants et la voix au ras des nuages. Les enfants, sales gamins d’Attigny ou de n’importe quel bourg, comme le gamin Leban, ce menteur ébloui par les étincelles du tram dans l’aurore, traversent toute l’œuvre de Dhôtel en reniflant ou en ricanant. Ils sont comme des points de repère mouvants dans l’étendue, alors que la voix – de l’amie, de l’aimée, de la fille dans l’aubépine – tantôt proche, tantôt lointaine, parfois presque inaudible, parfois montant jusqu’au cri signale que l’étendue ne se définit vraiment qu’à partir du moment où il n’y a plus de points de repère. […]

 

Extrait de l’ouvrage : Balade dans les Ardennes, sur les pas des écrivains (c) Alexandrines, 2004.

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