ARRAS
L’enfance tumultueuse et les démêlés avec Dieu
de Jean-Louis Fournier
par Jean-Jacques d’Amore
(extrait)
« Je suis ligoté sur les rails en gare d’Arras. Le Paris-Lille a quitté à 9h30 la gare du Nord, il roule à 130 km à l’heure. Arras est à 170 km de Paris. À quelle heure serai-je déchiqueté par le Paris-Lille ? » Arras, puis l’humour noir. Une part essentielle de Jean-Louis Fournier, le complice de Pierre Desproges est là résumée, dans ce problème posé à la page 173 de son manuel Arithmétique appliquée et impertinente. Problème qui trouvera sa solution irréfutable et rigoureuse quelques pages plus loin (je serai déchiqueté à 10 heures 48 minutes et 36 secondes).
Arras, terre d’enfance. Rue de la Paix, entre l’église Saint-Nicolas-en-Cité et la préfecture. C’est là, que le môme Fournier doit s’accommoder d’un père médecin qui consultait ses patients en pantoufles ou simulait régulièrement le suicide à la table familiale. Pour tourner cette page de jeunesse hors normes, pourquoi ne pas la raconter ? Ce que fit Jean-Louis Fournier avec l’inoubliable Il a jamais tué personne, mon papa. Un récit émouvant et drôle, en forme de journal intime, rédigé avec des mots d’enfants. Avec déjà, en toile de fond, cette propension de Jean-Louis Fournier à prendre la vie du bon côté. Cette capacité à l’indulgence. « C’est difficile de vivre. Il ne faut pas en vouloir à ceux qui, plus fragiles, choisissent de mauvais “moyens” pour rendre supportable leur insupportable. Je n’ai pas honte d’avoir eu un père alcoolique. Je crois que c’est encore pire d’avoir un père qui soit bête » dira-t-il plus tard.
Arras, toujours Arras. À deux pas de la maison natale de Robespierre et en face du musée des Beaux-Arts : l’institution Saint-Joseph. Des générations d’Arrageois y ont fait leurs humanités. Jean-Louis Fournier y apprend surtout, dès son plus jeune âge, à amuser ses camarades de classe. Prémonition de son œuvre libertaire et atypique, tout est déjà pour lui prétexte aux transgressions. Jusqu’à l’extrême profanation : « La vierge était en plâtre peint, du rouge sur les lèvres, du rose sur les joues, des roses sur les pieds, du rouge sur les doigts de pied et du bleu sur son manteau. Pimpante. Près de la cour de récréation, il y avait un petit jardin avec un sautoir, et une grotte avec une Sainte Vierge dedans. La Sainte Vierge était à trois mètres du sol. Elle me regardait de haut (je mesurais un mètre cinquante à l’époque). Un jour, j’ai entrepris l’ascension de la grotte. Je me suis retrouvé à côté de la Vierge. Elle n’était pas beaucoup plus grande que moi. Je décidai de la descendre. J’étais embarrassé, je ne savais pas par où la prendre. Finalement, je l’ai prise par la taille et je l’ai soulevée. Elle n’était pas lourde, elle était creuse. Je l’ai sortie de la grotte. Je l’ai descendue avec précaution, comme les sauveteurs en montagne descendant les blessés. J’ai failli tomber plusieurs fois et lâcher la statue. Un vrai miracle qu’elle arrive en bas, entière. Je l’ai posée par terre. Quelques élèves sont venus faire cercle autour de nous. Ils nous regardaient, amusés. J’avais mis négligemment ma main sur l’épaule de la Vierge, comme si je posais pour une photo. En même temps, ils avaient peur. J’étais quand même en train de commettre un sacrilège. J’ai demandé à quelques camarades de faire un rempart devant moi. J’ai fait riper la Vierge pour l’avancer jusqu’à la cour de récréation. Le long du mur de la cour, s’alignaient les portes des W.-C. Je me suis engouffré avec ma statue dans le premier W.-C. et j’ai refermé rapidement la porte. J’ai placé la Vierge sur le trou, bien au milieu. C’étaient des W.-C. à la turque. Je suis sorti et j’ai attendu. Un petit est arrivé. Il a ouvert la porte, il a vu la vierge. Il s’est sauvé en hurlant. La porte est restée ouverte. Tout le monde est accouru pour regarder. Ce fut la stupeur. Pas de rires, seulement un grand silence. La Vierge trônait sous la chasse d’eau. Le gros tuyau de plomb qui montait semblait sortir de ses mains jointes. Le prêtre qui surveillait la cour est arrivé, il a découvert l’horreur. Il avait les larmes aux yeux. Qui avait fait ça ? Ça ne pouvait être que le diable. Les élèves, qui m’avaient aidé à me cacher, entouraient le surveillant avec des mines attristées de faux culs. Le jour même, la Sainte Vierge fut reconduite en procession à sa grotte avec des cantiques, de l’encens et beaucoup de fleurs blanches, très parfumées. »
[…]
Extrait de l’ouvrage : Balade en Pas-de-Calais, sur les pas des écrivains (c) Alexandrines, mai 2006